François Galichet - Philosopher à tout âge
Chapitre 4. La retraite : droit imprescriptible ou état impensable ?
Le mot « retraite » a deux significations. En langage militaire, il signifie « déroute, débandade, défaite » – bref une catastrophe sans retour. En langage religieux, il désigne un temps de méditation, de silence, qui débouche sur un approfondissement de la vie spirituelle, un retour à l’équilibre, un progrès dans la sagesse et la sérénité.
Ces deux significations sont opposées. Elles marquent bien l’ambiguïté du geste dont le mot dérive étymologiquement. Se retirer, c’est, pour un militaire, déserter, abandonner le champ de bataille qui est aussi le champ d’honneur. C’est se déshonorer, renoncer à ce qui fait sa valeur et son être : le combat. Se retirer, pour un homme en quête spirituelle, c’est quitter le monde, source de distractions et de vanités, pour chercher ce qui seul vaut : Dieu, qu’on ne peut rencontrer que dans la solitude du recueillement. C’est se retrouver, s’accomplir, réaliser sa vocation propre.
Où situer la retraite des retraités dans cette sémantique contradictoire ? Ce dont on se retire, c’est du travail, activité à la fois productive et sociale, dont Hegel et Marx ont montré le caractère profondément humanisant. En ce sens, la retraite est déshumanisante, puisqu’elle nous arrache d’un seul coup à toute possibilité de participer à la transformation de la nature et à l’avancement de l’histoire. Comme la retraite du guerrier, elle signifie l’abandon de ce qui fait notre essence, le renoncement à ce qui nous constitue dans notre être.
Vieillesse et œuvre
Aux échecs, la fin de partie est décisive ; même si les coups antérieurs ont permis de créer une situation favorable, tout peut être perdu par une erreur en finale, Ce n’est pas un hasard si les problèmes d’échecs sont pour la plupart des problèmes de finale : ils concentrent la beauté d’une stratégie ou l’élégance d’un style.
Pareillement, la vieillesse est par excellence le temps de l’œuvre. Parce que la vie n’y est plus généralement soumise aux impératifs de la subsistance ni aux urgences des situations, elle ouvre la possibilité de perfectionner sa vie en y ajoutant ce qu’on n’a pas eu le temps de vivre auparavant. Plus que tout autre âge elle se prête aux questions : « Que puis-je faire qui ajoutera à la perfection de ma vie ? Que puis-je réparer ou changer à ce qui l’amoindrit ? Quels sont les critères à partir desquels j’estime sa valeur ? » Plus que tout autre âge – du moins tant qu’elle est exempte des misères de la fin de vie -, elle permet de penser son existence d’un point de vue surplombant, celui de l’auteur qui n’est pas l’œuvre qu’il crée mais s’y consacre totalement. Plus que tout autre âge elle invite à une approche réflexive. Cette réflexivité n’est pas que solitaire ; elle peut s’effectuer dans des échanges collectifs, ainsi qu’en témoignent les « cercles de philosophie » auxquels participent de nombreux seniors. Elle trouve son ultime aboutissement dans « l’accompagnement réflexif » dont bénéficient ceux qui demandent à obtenir les moyens de mourir délibérément.
Liberté solitaire et liberté solidaire
Dans le débat sur les conditions d’acception et de légalisation du droit de mourir, on confond souvent deux conceptions de la liberté.
D’un côté une liberté abstraite, solitaire, atomisée ; chacun, dans sa bulle, décide et choisir seul. On revendique pour lui le droit abstrait de choisir sa mort comme celui de penser, voyager, s’exprimer librement. Elle caractérise notre société actuelle « ultralibérale », qui ne connaît que les individus.
De l’autre une liberté concrète, vécue, solidaire, où l’on discute, délibère, réfléchit ensemble, parce que c’est notre condition humaine ; où l’on s’aide pour prendre la meilleure décision possible.
EXTRAITS DE LA CONCLUSION
Ceux qui accompagnent des personnes ayant décidé de mourir délibérément sont généralement frappés par leur calme au moment de boire la potion létale. Cette tranquillité étonne ; elle suscite des interprétations contradictoires. On peut y voir un aveuglement, une insensibilité, une incapacité à réaliser la portée de leur geste. Ce serait quelque chose de l’ordre du défaut, une déficience et une inconscience.
Mais on peut, à l’inverse, y voir un courage supérieur suscitant l’admiration, l’héroïsme de ceux qui ont su regarder la mort en face, sans trembler ni reculer.
La mort délibérée, pour ceux qui la décident, est à la fois de l’ordre de la suprême inconscience et de l’extrême sagesse ; de l’insensibilité et de la clairvoyance, de l’abandon et de la maîtrise, de la témérité et du courage.
L'art est-il utile à quelque chose ?