Septembre
Entretenir le feu, ramasser les fruits, travailler au jardin, écouter une cantate de Buxtehude ou lire quelques pages soigneusement choisies. Réussir une journée comme celle-ci, dans le plaisir continu, dans la saveur des gestes simples, dans le sentiment d'amour envers la vie, m'est aussi précieux que réussir un poème.
J'ai fait un gâteau, lavé du linge, dessiné, nourri les chats, lu Segalen et le miracle consiste en ce que tout cela allait de soi. Gestes s'accomplissant avec naturel. Sans questionnements oiseux à leur propos concernant leur sens ou leur non-sens. Le simple fait d'être vivant allant de soi. C'est ce caractère d'évidence qui se retire si souvent de moi.
J'ai senti les appels du printemps et je m'y suis livrée sans que le poison du ricanement n'apparaisse. Fraîcheur retrouvée. Acceptation de la vie sans l'habituel tribunal convoqué pour expertise: oui ou non, vaut-elle d'être vécue ?
Etty Hillesum: "pulvériser l'absolu"...
Oui, pulvériser l'absolu, pulvériser cet insatiable désir de faire de chaque instant quelque chose d'élevé, de spiritualisé. Un peu d'humilité. Venir à bout du désir même de quête.
Habiter la chair et le verbe. Habiter la joie - si possible - d'être vivant. Habiter non pas une maison, mais le printemps à venir, qui frémit déjà au ras du sol, visible dans ces pousses de jonquilles qui crèvent la vieille peau figée de la terre hivernale. Habiter l'instant. Habiter le lien, la tresse invisible qui unit à ceux qu'on aime, comme aux inconnus, par condition d'humanité. Habiter le sans poids, l'espace entre les choses, entre les êtres, habiter le vide éblouissant de la lumière, l'intervalle entre les sons, la vibration entre les couleurs autant que les obscurités du jour...
(En pensant au père qui n'est plus...)
Ne sommes-nous que des relais? Est-ce que j'entends les merles pour toi, je veux dire "réellement", et de même, est-ce que G. sentira l'odeur de menthe aquatique longtemps après moi, au long de ses descentes heureuses en kayak, de telle sorte que mon amour des rivières me survivra à travers lui? Je recueille les chants d'oiseaux avec la plus grande attention, parce que leur écoute te prolonge, j'en suis sûre. Si ma conscience est assez vive, assez dilatée, alors elle s'agrandit de la tienne, et ton absence au monde semble moins triste.
Il fait un temps de bruyère
rose et mauve se sont alliés
pour repeindre le ciel
qu'est-ce donc qui palpite
derrière la nuée piquetée de violine?
quelle présence ailée
libre de toute pesanteur
nous fait signe?
par-delà nos angoisses
nos effrois d'habitants
d'un monde sans répit dévasté
(" Brumes")
Je manque le réel
qui toujours s'engouffre
en flots d'images
par une brèche
je cherche la parenthèse
une inconscience de rêve
au sein du jour trop cru
(" Brumes")
Samedi 7 septembre 2002
... « Une bonne architecture se marche, se parcourt »... Le Corbusier
... Il contemple les montagnes aux couleurs changeantes, hume l’air et ses brises chargées d’odeur, touche l’écorce des merisiers centenaires, écoute les sons qui montent de la petite commune de Ronchamp. Il ne veut pas faire acte de violence, imposer une œuvre arbitraire. Plus que tout, il cherche à saisir l’esprit des lieux.
Magnifier la colline. L’inscrire dans son histoire douloureuse. La réenchanter.
Simon, je te prendrai par la main.
Je te guiderai dans le noir de ton absence.
Ensemble nous ferons le tour de la chapelle. Le tour de la vaste esplanade bordée par des houx, des sorbiers, quelques sapins trop hauts rompant la vision des lointains.
...
À l’opposé, nous apercevrons une pyramide aux allures mexicaines, élevées comme les murs de la chapelle, avec les anciennes pierres. Sévère et solennelle, surmontée d’une plaque ornée d’une colombe, elle ravive nos mémoires en évoquant vos morts.
À haute voix, Simon, je nommerai pour toi ce qui fait lumière, ici, en dépit des désastres sans cesse recommencés.
Nous marcherons dans l’herbe, bientôt tu découvriras la proue dressée, soulevée vers un espoir déraisonnable - il faut le reconnaître - et pour peu que le soleil brille, que le ciel étende son bleu profond, la blancheur éblouissante des murs t’emportera très loin. Grèce, Crête, Afrique. Tu songeras aux mosquées d’Algérie, faites de pisé et chaux, aux greniers d’argile fine en pays malien, aux coupoles laiteuses du Mont Athos. Ce minuscule territoire de l’est de la France abolit les frontières : nous sommes d’ici et d’ailleurs, nés du « continent humain*» plus sûrement que d’un pays.
pp. 16-18 ; *expression empruntée au poète Abdellatif Laâbi.
Écrire n'est jamais que l'un de mes outils. Pauvre. Peu efficace. Archaïque comme le plantoir pourrissant au bord du puits à Melisey. Combien pourtant je sarcle, bine, remue l'humus, remue la croûte, remue les racines, remue le vent, les ombres, mon âme. Et rien ne bouge. Ou si peu.
J'écoute le clapotis de l'eau sur les flancs de la barque. Bercement maternel pour celui qui bientôt pourrira en terre. Les rames maniées en souplesse font naître des ondes qui se répercutent jusqu'à l'autre rive. Sillage luminescent, malgré l'approche du crépuscule. Dans une petite crique, les noisetiers font une arche. Une chambre végétale. Puisse la barque y accoster.
De la pointe de ton pinceau, j'écarte le sang à venir.
Les "minutes heureuses" s'étirent.
J'étouffe en moi tous les fracas du jour.
Je demande à la brume de langer les morts.
-
Tu finis par peindre toujours le même paysage, délesté de ses caractéristiques locales. De ce creusement jaillit une lumière unique. Celle de nos inconscients, par-delà nos origines diverses ?
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Mettre de l'air dans les histoires intimes. S'échapper par le haut. Consoler les morts pour mieux les enterrer. En finir avec ce qui ne finit pas. Ciel, eau, barque. Quitter la rive. Te rejoindre.