Profitant d'un silence prolongé, Martin humant les vapeurs de vin dans le large ballon de son verre, Alix se jeta à l'eau :
⁃ Au fait ! Qu'as-tu pensé des papiers sur ton ancêtre ?
Le financier posa son verre, et regarda Alix avec intensité, pesant ses premiers mots.
⁃ Franchement ?
⁃ Oui, bien sûr.
⁃ Je suis tombé de haut.
⁃ Comment ça ?
⁃ Je me figurais une existence à l'image du portrait que j'ai découvert. Une vie de guérillero, en quelque sorte. Et qu'est-ce que j'ai découvert ? Un fidèle larbin, un lâche. On a beau savoir que dans tout arbre généalogique se nichent un roi et un pendu, c'est toujours désagréable de tomber nez à nez avec le maillon faible de la famille.
⁃ Mais il a tout de même eu la mort d'un héros ?
⁃ Oh, n'en parlons pas de cette mort ! Il s'est dévoué afin que les autres ne découvrent pas la supercherie sur la légende qu'il s'était bâtie. Et pour quoi est-il mort ? Pour quelques morceaux de pain ! Non mais tu te rends compte ? Pour du pain ! Quelle gloire ! ricana Martin avec amertume.
Alix recevait chaque parole comme autant de flèches. Elle avait aimé l'ancêtre et perçu tout ce qu'il y avait de beau dans sa loyauté, son amour, jusqu'au sacrifice ultime qui lui avait permis de dépasser ses mauvais penchants de couard.
La pièce était intégralement tapissée de livres, du sol au plafond, ne laissant que trois espaces libres, pour la fenêtre, la porte et le lit. Celui-ci était surmonté d'un crucifix en bois d'ébène et au Christ d'ivoire, et d'une gravure ancienne, au papier jauni, sous verre, dans un cadre de bois doré.
Curieux, Martin s'approcha de la gravure. Ecarquillant les yeux, il recula d'un pas en arrière. Dans le cadre était représenté le portrait d'un homme d'âge indéfinissable, portant en légende « Martin Sommervieu, chasseur du roi ». Son visage ressemblait à s'y méprendre avec celui de Martin qui crut s'y voir comme happé par un autre siècle.
Se reprenant, il se tourna vers le notaire :
⁃ Ah ! Ça ! Maître Olivier, connaissiez-vous l'existence de ce portrait ?
⁃ Je n'y avais jamais fait attention, répondit l'homme impassible.
⁃ Vous ne trouvez pas que. .. enfin, je veux dire...
⁃ Comment cela ?
⁃ Qu'il me ressemble ?
Maître Olivier se pencha à son tour, regarda son client et, se redressant dit flegmatiquement en rajustant ses lunettes.
⁃ C'est étonnant oui. Même nom, même prénom, même visage ou presque, à plus de deux siècles de distance. La coïncidence est frappante.
Coincidence ? Martin se souvint d'une phrase lue et méditée jadis dans Les chemins de la mer de François Mauriac : « Nous méritons toutes nos rencontres ; elles sont accordées à notre destin et ont une signification qu'il nous appartient de déchiffrer. » Sans être un mystique, il n'avait jamais cru au hasard. Encore moins en cet instant. Cela ne faisait pas de doute, il se tenait devant l'image de son ancêtre.