AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Charybde2


Nos premières heures ensemble, nous les avons passées sous la caresse de cette lumière dorée. Un very good sign, a-t-elle dit, et je l’ai comprise, je ne sais pas comment je m’y prenais pour toujours tout comprendre ou presque, et je lui ai répondu, oui, la Rousse, ça doit être de bon augure, et on a répété chacune la phrase de l’autre jusqu’à la prononcer correctement, on formait un chœur en langues différentes, semblables et différentes comme ce qu’on disait, identique et pourtant incompréhensible jusqu’à ce qu’on le dise ensemble ; un vrai dialogue de perroquets, on répétait ce que disait l’autre jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le bruit des mots, good sign, bon augure, good augure, bon sign, bood augiure, bood augiure, bood augiure, à la fin on riait et ce qu’on disait ressemblait à un chant qui pouvait partir loin : la pampa est aussi un monde conçu pour que le son voyage dans toutes les directions. Peu de choses s’y ajoutent au silence. Le vent, le cri d’un chimango et les insectes lorsqu’ils marchent tout près de notre visage ou, presque toutes les nuits sauf les plus rudes de l’hiver, les grillons.
On est partis tous les trois. Je n’ai pas eu la sensation de laisser quoi que ce soit derrière moi, à peine la poussière soulevée par la charrette qui, ce matin-là, n’était pas très fournie ; on avançait lentement sur un vieux sentier, un de ces chemins tracés par les Indiens à l’époque où ils allaient et venaient librement, jusqu’à ce que la terre en devienne si ferme qu’après tant d’années elle était encore tassée ; j’ignorais de combien d’années il s’agissait, certainement plus que celles que j’avais vécues.
Il n’a pas fallu longtemps pour que le soleil cesse sa caresse dorée et qu’il se mette à nous transpercer la peau. Les choses projetaient encore une ombre presque constante, mais le soleil de midi commençait déjà à se faire brûlant ; on était en septembre et le sol craquait sous les poussées vert tendre des tiges nouvelles. Elle a mis un chapeau, m’en a mis un et j’ai découvert la vie à l’air libre sans cloques. Et la poussière s’est mise à voler : le vent nous apportait celle que soulevait la charrette et celle de la terre alentour, elle couvrait nos visages, nos vêtements, les animaux, la charrette entière. La maintenir fermée, préserver son intérieur en l’isolant de la poussière, je l’ai compris aussitôt, c’était ce qui importait le plus à mon amie et ce qui aura été un de mes principaux défis pendant toute notre traversée. On a perdu des journées entières à tout épousseter, il fallait défendre chaque objet contre la poussière : Liz vivait dans la crainte d’être avalée par cette terre sauvage. Elle avait peur qu’elle nous dévore tous, qu’on finisse par en être une partie comme Jonas était une partie de la baleine. J’ai appris que les baleines étaient des sortes de poissons. Un peu comme un dorado, mais gris, avec une grosse tête, grand comme toute une caravane de charrettes et capable aussi d’avoir des choses à l’intérieur ; elle transportait un prophète, cette baleine de Dieu, et elle sillonnait la mer tout comme nous on sillonnait la terre. Elle entonnait un chant grave, un chant d’eau et de vent, elle dansait, elle faisait des sauts et lançait de la vapeur par un trou qu’elle avait dans la tête. En avançant avec une telle liberté, juchée sur la charrette, entre terre et ciel, j’ai commencé à me sentir baleine : je nageais.
Le premier prix à payer pour un tel bonheur, c’était la poussière. Moi qui avais vécu tout entière dans la poussière, moi qui n’avais été qu’une des multiples formes que prenait la poussière là-bas, moi qui avais été contenue par cette atmosphère – la terre de la pampa est aussi le ciel -, j’ai commencé à la sentir, à la remarquer, à la détester quand elle me faisait grincer les dents, quand elle se collait à ma sueur, quand elle alourdissait mon chapeau. On lui a déclaré la guerre tout en sachant que cette guerre, on la perdrait toujours : nous sommes nées de la poussière.
Mais notre guerre n’était pas éternelle, elle était quotidienne.
Commenter  J’apprécie          50





Ont apprécié cette citation (4)voir plus




{* *}