Capraia, 12 octobre.
Nous touchons à la seconde étape qui est Capraia. Je m'habitue gaiement à cette vie des camps ; voici qu'on déroule les tentes, les feux du soir s'allument et lancent dans le ciel de longues colonnes de fumée. Pendant qu'on apprête le souper, je profite des derniers rayons du jour pour regarder le pays, et les restes pittoresques du château de Capraia qu'on aperçoit au bord de l'Arno, sur un contre-fort de l'Artiminio. L'histoire de cette forteresse est curieuse ; elle rapporte que les consuls florentins, ne pouvant la soumettre, eurent l'idée, en 1203, de construire sur la colline opposée, un château plus haut et plus puissant, de manière à la dominer. Ils lui donnèrent le nom de Montelupo, pour détruire cette mauvaise Capraja, comme un loup devant une chèvre, pensée qui donna lieu au proverbe :
Per distrugger questa Capra
Non vi vuol altro che un Lupo.
Aujourd'hui, le fleuve, coulant au milieu de riantes collines, sépare les deux vieux ennemis dont les ruines dorment en paix. Montelupo, malgré son enceinte crénelée et son donjon, non plus que Capraia, n'offrent plus rien de menaçant aux voyageurs.
Séduit par ce charme unique dans l'histoire, j'ai renfermé depuis douze ans toutes mes éludes dans cette grande époque et je les ai réunies dans les lettres qu'on va lire. J'ai pris cette forme épistolaire pour descendre facilement à des détails qu'un récit moins familier eût écartés; je l'ai crue aussi plus modeste, et dès lors plus convenable pour de simples notes recueillies dans les chroniques ou inspirées par les monuments. Celte correspondance fictive s'échange, vers 1400, entre Raimond du Temple, le fameux architecte du Louvre, que Charles V appelait son bien-aimé sergent d'armes et maçon, et son fils Charles, que le roi avait tenu sur les fonds de baptême et auquel il voulut donner son nom.
Après un coup-d'œil d'ensemble sur ce chantier gigantesque, je voulus étudier en détail les ouvriers, leur art, leurs outils, et admirer de près les diverses phases du travail, depuis les entrailles de la montagne jusqu'à l'établi du sculpteur.
Le plus difficile est la découverte des filons. — Le beau marbre se cache sous une enveloppe rugueuse, et il demande un œil très exercé pour être découvert ; des hommes d'une habileté singulière, et dont on rétribue fort cher les services, devinent à l'aspect du rocher si son exploitation payera les
peines qu'on se sera données.
En quittant Gênes, je pris une barque, et côtoyant les monts Apennins, j'aperçus sur le rivage, Ghiavari, son château, sa rue à portiques, puis la Spezzia dominée par la forteresse, et je débarquai enfin à Lerici.
Les Pisans considéraient ce port comme le point essentiel de leurs possessions maritimes ; ils firent répondre un jour aux Génois, qui le revendiquaient, qu'ils aimeraient mieux leur livrer la moitié de Pise ; dès le XIIe siècle, ils y élevèrent des défenses qui n'empêchèrent pas ce rivage de changer plusieurs fois de maître.