(...)
Je me souviens de Maman-Dédé m'interdisant de parler créole pour ne pas gâter mon français.
Je me souviens que les petits "mulâtres" jouaient de préférence avec les petits "mulâtres", les petits "nègres" avec les petits "nègres", que les bonnes étaient toujours noires et les prêtres toujours blancs.
Je me souviens qu'il ne fallait jamais oublier de ne pas parler aux gens des bidonvilles et qu'il fallait surtout ne pas oublier qu'il était interdit de donner la main aux "enfants de la rue". Je me souviens qu'il ne fallait jamais dire de gros mots sous peine d'attraper le "gros-ventre comme certains gosses du voisinage. Je me souviens du "mal-mouton" que ma mère appelait oreillons. C'était une maladie terrible qui engendrait le "maklouklou" gonflant démesurément les testicules, comme c'était le cas pour Maître Bordes, doyen du tribunal.
Je me souviens du massacre des quinze mille travailleurs haïtiens en République Dominicaine. Je me souviens que cette tuerie eut lieu en une seule nuit.
Je me souviens des vingt-et-un coups de canons tirés du Fort-National pour saluer les bateaux de l'U.S Navy à chaque fois que l'un d'eux venait mouiller dans la rade.
Je me souviens des "marines" nord-américains dé-ambulant saouls dans nos rues, la bouteille de gin dépassant de leurs poches arrières. Je me souviens de leur allure chaloupée et de leur difficulté à avancer sous le soleil. Je me souviens de leur brutalité, de leur grossièreté, de leur peau violette, de leurs yeux injectés de sang, de leurs visages inintelligents, de leurs uniformes peu seyants, de leurs rictus repoussants, de leurs de leurs de leurs de leurs....
Je me souviens qu'il fallait oublier les amis emprisonnés parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec le gouvernement. Je me souviens qu'il fallait ne plus se souvenir des "disparus". Qu'il fallait rayer de son vocabulaire : "politique", "à bas Borno", "indépendance " et "communisme".
Je me souviens de ma terre-natale dont on m'a privé quarante ans et que j'ai retrouvé à soixante.
Je me souviens qu'il m'a fallu dix-sept jours pour traverser l'Atlantique en 1946 à bord du San-Matéo et dix heures pour revoir le pays en 1986, à bord d'un Boeing 747.
Je me souviens que la terre est ronde. Que mon coeur bat. Que j'ai connu Georges Perec au Moulin d'Andée, Samy Frey en cassette, et Isabelle dans le métro.
Je me souviens des mots : amour, espoir, liberté, fleur et rêve.
Je me souviens qu'un jour viendra...
(Extraits) -
Paris 8 Novembre 1990
Gérald BLONCOURT
J'AI MAL AU MONDE
J'ai mal au monde qui meurt j'ai soif et bois mes pleurs humiliés d'égorgés disparates j'ai mal aux tripes de ma planète j'ai l'oubli de mon chapelet d'enfant j'ai la mémoire de celui des bombes à vomir mon humanité ravagée je hoquète d'espérance vaine au fracas des armes mains raidies de ruines luisantes de larmes gluantes de sang fleurs fendues d'acier sur mes volcans éteints bourgeonnant de râles j'ai mal à mon baiser j'ai mal à mes frères africains sud-américains à ceux de mon espèce aux humbles violés à ceux d'Irak de Malaisie de Papouasie à ceux de Singapour du Nicaragua de Grenade de Panama de Cuba d'Haïti de St-Domingue de Guadeloupe et de Martinique j'ai mal au métèque que je suis j'ai mal aux battus volés séquestrés écrasés pulvérisés brûlés j'ai mal au monde qui s'abîme brûle se consume j'ai mal au tocsin des injustices milliardaires à la faune au pélican-pétrole j'ai mal à ma gorge nouée de vipères yankees j'ai mal à ma tendresse au bonheur à la neige qui tombe sur les tombes et sur Paris en ce six février 1991 j'ai mal à la poésie sacrifiée de l'espèce humaine...
J'ai mal aux étoiles au labeur à la culture j'ai mal à la littérature désuette j'ai mal aux regards d'amour j'ai mal à mes habitudes de vivre j'ai mal à l'espoir...
J'ai mal au monde que j'habite...
Gérald Bloncourt
Paris, 6 Février 1991
(ce poème a été écrit au moment de la première guerre du Golfe)
Paris. Il est 1 heure 30 du matin. Dans tes yeux je lis 19 heures 30.
Six heures entre nous à course de soleil. Je suis, cette nuit, plein
de graves résonances. Je pense fort à vous tous là-bas. À tous ces
hommes, toutes ces femmes et ces enfants. Je vous aime du plus
profond de mon être. J’aime notre terre et nos mornes. J’aime no-
tre peuple, son endurance, sa dignité, son courage. C’est un amour
charnel, troublant, immense. C’est ma terre — natale. J’y ai puisé
mes convictions, ma raison d’être, de lutter. Les étoiles frôlent ton
front.
Delmas, mai 1987.
Je me souviens de ma terre-natale dont on m’a privé
quarante ans et que j’ai retrouvée à soixante.
Je me souviens qu’il m’a fallu dix-sept jours pour traverser
l’Atlantique en 1946 à bord du San-Matéo et dix heures
pour revoir le pays en 1986, à bord d’un Boeing 747.
Je me souviens que la terre est ronde. Que mon cœur bat.
Que j’ai connu Georges Perec au Moulin d’Andée, Samy
Frey en cassette, et Isabelle dans le métro.
Je me souviens des mots : amour, espoir, liberté, fleur et rêve.
Je me souviens qu’un jour viendra…
Cette grande orgie symbolique du nettoyage
Extrait 2/2
Et Port-au-Prince s’engrossait de fleurs et de couleurs, et Port-au- Prince bruissait de sourires, de voix, d’accolades fraternelles, de balais joyeusement empoignés pour cette grande orgie symbolique du nettoyage. Le nettoyage de trente années de dénis, le nettoyage de trente années de dégradation, le nettoyage de trente années d’inhumanité, le nettoyage de trente années de douleurs estropiées.
Et Port-au-Prince bruissait de balais fébrilement empoignés, pour enlever la boue, pour enlever la haine, pour enlever la pourriture accumulée.
Je te donne aujourd’hui cette toile d’amour que nous avons tissée et retissée dans notre ville émergente. Je te donne ses formes incantatoires, son parler haïtien haut, haché et saccadé. Je te donne ses hanches voluptueuses, dans la tourmente de son premier coït. Je te donne sa gorge nue, chaude, offerte, offrande-saline à tes mains étonnées. Je te donne cette ville d'eau vive, cette ville impériale, cette ville dressée un jour contre la tyrannie et l’injustice, avec ses sortilèges, ses bòkòr*, ses croyances multiples et inébranlables.
Je te donne toutes les folies, toutes les colères, tous les droits et tous les privilèges que nous aurons amassés.
* Bòkòr ou hougan, prêtre du vaudou
Je suis goémon vert…
Je suis goémon vert aux pulsations d’écume zéphyr caressant courant sur l’océan je suis mouette glissant au détour de ta vague je suis galet roulant sur ta plage de sable je suis ta senteur d’iode et marée de ta voix je suis ce que tu es nous sommes tout ce qu’ils sont un ressac d’espoir aux algues de demain et nos mains solidaires parfumées d’Atlantique s’étreignent.
Port-au-Prince, octobre 1987.
Cette grande orgie symbolique du nettoyage
Extrait 1/2
C'était une fin de semaine de l’après-déchoukage. Les jeunes ont décidé de nettoyer Port-au-Prince. On louait des balais, on en empruntait, on en fabriquait. Tout le monde s’y était mis. C’était notre façon à nous d’exorciser le mal.
Tu sais, mon amour, il y avait ce jour-là tous nos songes arrachés à la faiblesse des dieux, ces images démesurément grossies dans ma ville éclatée, la poésie interminable du vécu de nos consciences ce samedi matin. Il y avait ce remue-ménage, cette gestation incroyable, folle, gigantesque, incontrôlée, incontrôlable, qui couvrait les trottoirs, les carrefours, les égouts, les corridors, les rues, les galeries.
Il fallait refaire la ville, la mettre à jour, la mettre à neuf, la parer de sa liberté retrouvée.