Gerald Murnane Melbourne Prize for Literature 2009 winner
Je ne me rappelle pas avoir jamais cru, même enfant, que le but du lecteur de fiction était d'apprendre quoi que ce soit sur le monde qu'on qualifie d'ordinaire ou de réel. Il semblerait que j'ai senti d'emblée que lire de la fiction consistait à me procurer un nouveau type d'espace. Dans cet espace, une version de moi-même était libre de se mouvoir parmi des lieux et des personnages dont les traits distinctifs étaient les émotions qu'ils faisaient naître en moi bien plutôt que leur apparence, et encore moins leur possible ressemblance avec des lieux ou des personnes du monde où, assis, je lisais. Il semblerait que j'aie aussi senti à un âge précoce que certaines de mes expériences de lecteur me changeraient davantage en tant que personne, que bon nombre d'événements du monde où, assis, je lisais.
(avant-propos du roman Tamarisk Row)
Cinquième Propriétaire : Chaque homme des plaines sait qu'il doit trouver sa place. L'homme qui reste dans sa région natale regrette de ne pas y être arrivé après un long voyage. Et l'homme qui voyage se met à craindre de ne pas trouver un terme convenable à son voyage. J'ai passé ma vie à essayer de percevoir mon lieu comme le terme d'un voyage que je n'ai jamais entrepris.
Depuis la colline où se dresse la maison des Riordan, Clement regarde très loin, au-delà des limites de Bassett, vers cette campagne où un garçon pourrait errer d'une maison à l'autre à la recherche d'une fille désireuse de lui céder, de le laisser entrer dans un jardin isolé ou passer la nuit auprès d'elle, où tout l'après-midi le bruit le plus fort serait le bourdonnement d'une mouche perdue du mauvais côté d'une vitre, dès qu'il se vanterait devant elle du Foxy Glen qu'il aurait un jour vu et exploré autrefois dans un recoin ombreux d'une grande ville secrète, en espérant tout du long être capable d'expliquer ce qu'il a vu avec des mots qui la pousseraient à se retourner aussitôt pour aller déverrouiller l'écrin de ses propres secrets.
Que me reste-t-il maintenant à faire ? Je suis si près du terme de ma quête que je me souviens à peine de son début. La jeune fille a passé toute sa vie dans ces plaines. Tous ses voyages ont commencé et fini au sein de cette gigantesque contrée silencieuse. Même les terres dont elle rêve possèdent, en leur coeur, leurs propres sortes de plaines. Aucun mot ne convient pour décrire ce que j'espère réaliser. Discerner ses paysages à elle ? Les explorer ? Déjà, les mots m'ont manqué pour expliquer comment j'en suis venu à connaître ces plaines où je l'ai rencontrée. Il serait donc insensé de vouloir évoquer ces lieux encore plus étranges qui se situent au-delà des plaines.
Il me faut d'abord acquérir une intime compréhension de son propre territoire. Je désire la voir avec, pour toile de fond, le paysage qui lui appartient en propre - les pentes, les étendues plates, les cours d'eau arborés qui paraissent banals à d'autres, mais qui à ses yeux fourmillent de sens.
Ensuite, je désire mettre en lumière cette plaine dont elle seule se souvient - cette terre miroitante sous un ciel qu'elle n'a jamais tout à fait perdu de vue.
Et puis je compte voir d'autres terres encore qui implorent la venue de leur explorateur - ces plaines qu'elle reconnaît quand, de sa véranda, elle regarde au loin et aperçoit une terre sauf familière.
Enfin, je désire m'aventurer dans cette plaine dont elle-même n'est pas certaines -ces endroits dont elle rêve dans le paysage de son coeur.
Quand Clement lui demande de lui en dire davantage, elle répond qu'au-delà du dernier endroit situé à l'intérieur des terres dont elle lui a parlé existe peut-être une région si lumineuse que même son père, qui possède toute la volière, ne sait pas avec certitude où elle commence et où elle finit, car par certains temps même les rochers, les collines et les herbes nues situés près des clôtures extérieures semblent, le temps d'un instant, embrasés de couleurs.
Juste avant que sa mère ne l'appelle pour la nuit, il gratte avec ses ongles la terre compacte à la lisière de l'endroit dégagé, (...). Il déterre quelque chose qu'il prend d'abord pour un caillou. C'est en fait une bille ronde et intacte, sans doute restée enterrée avant l'arrivée des Killeaton à Leslie Street. Pendant que Clement lave la bille dans l'eau du siphon, sa mère l'appelle pour dîner. Il lui demande à qui a bien pu appartenir cette bille. Elle suppose qu'un garçon habitant ici avant Clement l'a perdue ou bien l'a simplement laissée dehors et oubliée là, jusqu'à ce que la pluie ou la terre la recouvre durant toutes ces années. Clement emporte cette bille à la fenêtre de la cuisine et la lève face au soleil couchant. Très loin au coeur d'un écheveau blanc argenté qui semble n'avoir ni commencement ni fin brille une lueur orange ou écarlate.
Il y a vingt ans, lors de mon premier séjour dans les plaines, je gardais les yeux grands ouverts. Je cherchais dans le paysage tout ce qui, derrière les apparences, semblait indiquer un sens subtil.
Les gens qui des années plus tôt s'installèrent pour la première fois dans cette ferme choisirent cette rangée de tamarins parce qu'on leur avait dit que, parmi tous les arbres célèbres pour leur résistance, le tamarin supportait les plus fortes chaleurs et les sols désertiques les plus secs, et que les gens qui s'aventuraient dans une région aride savaient toujours qu'en dépassant les derniers tamarins ils pénétraient dans le paysage le plus désolé qui soit.
L'auteur de cet article soutenait apparement que tous les conflits entre factions rivales des plaines étaient les symptômes d'une polarité fondamentale dans le tempérament de ces hommes. Quiconque est entouré depuis l'enfance par des étendues immenses et plates doit rêver alternativement d'explorer deux paysages : l'un continuellement visible mais jamais accessible, l'autre toujours invisible même si on le sillonne tous les jours.
On aurait dit que ce qui émouvait les membres de ce groupe, bien plus que les vastes plaines et les cieux immenses, c'était la mince couche de brume à l'endroit où la terre et le ciel se rejoignaient au loin.