Ioan Slavici

Lorsque tu passes le seuil de ta maison, pour sortir ou pour entrer, signe-toi trois fois et dis : « Que Dieu me protège ! » car le monde est fait de hasard, et le hasard est chance ou malchance, et nul ne sait si l’instant de son départ est heureux ou funeste, ni s’il pourra accomplir ce qu’il s’est proposé de faire.
Busuioc [Basilic] le riche était un homme qui savait ce qu’il voulait. À force de volonté, de travail, d’économies, il était devenu un gros fermier, auquel il fallait, avec ses quatre charrues, dix bonnes journées pour labourer ses champs, et ne semant que de la belle graine. Aussi ne reculait-il pas devant des entreprises auxquelles d’autres n’auraient pas même osé songer.
Le choléra s’était déclaré dans le pays, mais Busuioc ne voulait point en entendre parler. Le choléra à l’époque de la moisson ! Il n’y avait pas pensé et il refusait d’en tenir compte. Il possédait un champ de quarante arpents d’un seul tenant, recouvert d’un blé qui ondulait sans cesse sous le poids des lourds épis. Choléra ou non, il devait encore recueillir les fruits en trois jours, car si très peu de blé s’égrenait chez les pauvres, lui, il en avait beaucoup à perdre.

(p. 17, incipit de « La fille de la forêt »)

L’homme doit se contenter de sa pauvreté, car, en fin de compte, ce n’est pas de posséder qui vous rend heureux, mais de vivre en paix dans sa maisonnette. Enfin… vous ferez comme bon vous semble ! Que Dieu vous aide et étende sur vous sa miséricorde ! Moi, je suis une vieille femme à présent, mais j’ai eu et j’ai encore tant de joies dans l’existence que je ne comprends pas ce qui tourmente les jeunes, et, si je me mets à chercher un bonheur nouveau, j’ai bien peur de perdre celui que j’ai eu jusqu’à ce jour et d’éprouver à la fin de ma vie cette amertume que je n’ai jamais connue que par la crainte qu’elle m’inspirait. Vous avez vos idées là-dessus ; à vous de décider. Il ne faut pas vous occuper de ce que je dis. Pour ce qui est de moi, ça ne me sera pas facile de quitter la petite maison où j’ai vécu tout ce temps et où j’ai élevé mes enfants ; mais, d’un autre côté, je suis prise d’une sorte de terreur à la pensée de devoir rester là toute seule. C’est à cause de cela, voyez-vous, c’est peut-être à cause de cela surtout, qu’Ana me paraît trop jeune, trop tranquille, d’une nature en somme trop douce et que ça me fait rire de l’imaginer cabaretière.

(p. 149, incipit de « Le Moulin de la chance »)

À partir d’Ineu, la route serpente entre les forêts et parmi les champs, laissant à droite et à gauche des villages tapis dans les recoins des vallées. Pendant une heure et demie de marche, la route est bonne, puis il vous faut monter une pente raide ; une fois redescendu dans la vallée, il est bon de faire halte, d’abreuver le cheval ou les bœufs et de leur donner le temps de souffler, car la route a été dure et plus loin les lieux sont pleins d’embûches.
C’est là, au fond de cette vallée, que se trouvait le Moulin de la chance.

(pp. 150-151)