I SILLING
Troisième journée
Dans les années 90, un de mes exercices journaliers est de noter mes repas par le menu. J'y ajoute les étiquettes soigneusement collées des bouteilles de vin englouties. J'ai conservé ces carnets qui ressemblent à la fois à l'herbier de Rousseau qui ne mangeait que des laitages ("rires") et aux "Carnets bleus" de Bruno Di Rosa où chaque page concourt à l'idéal du tout. Déjeuné de deux douzaines d'huitres de Belon et d'une barbue à la crème. Accompagnées de plusieurs Côtes de Duras blanc. En dessert, un mille-feuilles au chocolat. Je mange donc j'écris pour ne pas être ce que je suis (en tant qu'être naturel) et être (c'est-à-dire devenir) ce que je ne suis pas. Être-non-être. "Diné d'un blanc de poulet et d'une salade de mâches arrosés d'un dernier Duras blanc qui me rend quelque peu folâtre. En regard, je bois les deux tiers d'une bouteille de Folle Blanche bien frappée." [...]
V ENFIN PARIS XX
Dix-septième journée
J'habite le XXe arrondissement depuis une dizaine d'années. Vaste atelier sur trois étages. Atelier-logement dans un quartier étonnement calme. Planqué derrière la rue de Bagnolet, mes fenêtres immenses donnent sur une place où au printemps fleurissent quatre cerisiers japonais qui deviennent rose Valrose. Splendeur. Bonheur des yeux qui se nourrissent de leurs fleurs que je peins délicieusement. J'aime peindre des fleurs. La fleur voit, dit Odilon Redon. Je peins des fleurs comme des filles. Je regarde les filles qui posent pour moi, avec les yeux de celui qui découvre une femme pour la première fois, mais sans m'étonner que cette altérité prenne la forme la moins étrangère qui soit, celle d'une fleur, qui se découvre ainsi sous l'apparence du Même, même obéissance à la loi des séries, qui n'obéit en fait qu'à la seule limite de la répétition sans fin, sans Autre qu'elle-même, et qui, comprise dans la peinture, au lieu d'en appauvrir le sens, lui donne une fécondité comparable au travail du temps sur le monde, pourtant opaque. C'est pourquoi, je ne peins plus que des fleurs. Des fleurs, et encore des fleurs !
I SILLING
Deuxième journée
Enfant, j'étais Justine. J'étais battu. Le long du jour giflé, fouetté, cogné par ma mère, cette terre d'infamie. Je n'échappais à la torture qu'avec mes grands-parents, quand ils m'accueillaient chez eux, loin des tourments. Je courrais alors me blottir dans les jupes de ma grand-mère qui pleurait de me voir ainsi marqué. Jusqu'aux lobes des oreilles ensanglantées que ma mère perçait de ses ongles atroces quand elle me traînait jusqu'au martinet noir !
Plus tard, il me faudra "palimpsester" Justine, surfigurer mes plaies et inventer des verbes pour mécrire ! Entre temps ma jeunesse fut violences, aberrations cruelles aux dépens d'autrui. C'est pourquoi, aujourd'hui, j'entretiens cette somme d'actes aberrants en tant que l'écriture les actualise.
I SILLING
Deuxième journée
Paul Claudel se réjouit que Sade passe la moitié de sa vie enfermé. Moi aussi. D'aucuns aujourd'hui s'offusquent d'être confinés. Moi non plus. Sortir pourquoi ? Pour aller boire de la bière et manger de la pizza ! Très peu pour moi qui suis entré au château pour "m'écrire" le monstre que je suis au présent perpétuel. Du verbe être-non-être conjugué à l'infini ! "M'écrire", loin de cette montagne d'analyses textuelles qui a abouti, comme l'a souligné Annie Le Brun, à exclure Sade de lui-même. Vingt ans d'analyses ! s'exclame-t-elle (en 1986) alors que deux siècles de malédiction n'ont eu pour effet que de l'exclure de la communauté des autres hommes.
I SILLING
Première journée
Entré au château de Silling à l'âge de 17 ans, je n'en suis jamais sorti. Au contraire d'Annie Le Brun qui affirme en être revenue (malade), parce que troublée au plus profond d'elle-même, j'y ai tout de suite reconnu mon chez moi, autrement dit ma cage où, "animal de la ménagerie de Vincennes", comme Sade l'écrit à sa femme, j'ai pris mon élan, un jour de juillet 1955.
Incipit
La liberté par-delà le bien et le mal