Jane L. Rosen

C’est drôle comme un compliment passe sur vous sans laisser de traces alors qu’on peut ruminer une offense pendant des jours, voire des mois ou des années.

(City, p. 245)

Quand je parle, c’est avec prudence et par phrases courtes. Je peux faire illusion pendant une phrase ou deux, mais ce n’est pas facile. Je me force à parler trois fois plus vite que d’ordinaire, sinon les gens ont comme envie de m’arracher les mots de la bouche. Et mon cerveau doit se rappeler du début, ce qui n’a rien d’évident non plus. Apparemment, ils ne me comprennent pas plus que je ne les comprends. On pourrait croire que ça nous rend tous égaux, mais ce n’est pas le cas. Pas ici.

_Pendant soixante-quinze ans, j'ai fait des robes pour les femmes. Cela veut dire que pendant soixante-quinze ans, j'ai rendu les femme heureuses. Pendant soixante-quinze ans grâce à mon travail, des femmes mûres ont tournoyé devant leur miroir comme des jeunes filles en fleur. Pendant soixante-quinze ans, grâce à mon travail, des jeunes filles se sont regardées dans le miroir en se découvrant femme pour la première fois.

J’étais assez canon à l’époque. Les gens me comparaient à Ava Gardner. Avec le même look aujourd’hui, vu que l’anorexie est à la mode, j’imagine que je n’aurais pas autant de succès, mais les filles qui avaient des formes étaient en vogue à cette période. J’ai eu la chance de grandir et de vieillir en me sentant épanouie dans mon corps. On dirait que les temps changent peu à peu, pour le mieux, avec toutes ces campagnes où l’on voit de jeunes actrices plantureuses montrer fièrement leurs rondeurs.

De près, elle était superbe. Pas la beauté d’un mannequin, Dieu merci. Le genre de beauté qui vient du sourire. Le genre de beauté que j’aimais au lycée. Avant d’être connu. Je pouvais faire confiance à ce sourire, qui ne cachait pas d’arrière-pensées. Aujourd’hui, quand une fille est gentille avec moi, je suis obligé de me demander si elle n’a pas d’autres motivations. Je déteste être aussi méfiant, mais la célébrité a un prix.

La robe ne doit pas seulement être assortie aux chaussures, elle doit correspondre à leurs attentes, leurs espoirs.. Elle doit suspendre leurs inquiétudes et leurs doutes sur leur apparence, pour que tout le reste puise se mette en place. Alors que je suis à 100% impliqué dans leurs préparatifs, on me raconte rarement l'issue de la soirée.

Le patronnier qui me succédera ne travaillera pas comme moi. Je suis l'un des derniers dans cette industrie à tout faire entièrement à la main.

J’ai besoin d’une fille gentille ; une belle fille, d’accord, mais pas le genre de beauté qui se monnaye. Une fille à qui je pourrais faire confiance de tout mon cœur, et de tout mon ego. Si mon ego venait d’être malmené, au moins j’étais content qu’il l’ait été en privé.

Pour une star, c’est déjà assez difficile de se cacher dans les rues de New York ‒ je ne peux pas dîner au restaurant sans être interrompu, ni même aller voir un film. Alors, avec un mannequin Victoria’s Secret… Surtout un mannequin qui n’a aucune envie de faire profil bas. Et deux egos comme les nôtres n’auraient jamais réussi à vivre une gentille vie de famille. On pompe tellement d’oxygène dans les pièces où on se trouve que nos enfants auraient eu besoin de bouteilles pour respirer.

Quand vous naissez avec ma frimousse et avec des jambes interminables, inutile de réfléchir à une autre façon de vous en sortir. Je me débrouillais bien à l’école, mais il n’y avait pas d’intérêt à poursuivre. Quand je rentrais à la maison avec ma petite sœur Carly et nos bulletins de notes, ma mère étudiait le sien en détail et jetait à peine un coup d’œil au mien. Ma sœur est petite, comme tout le monde du côté de ma mère. À l’école primaire elle était la plus grande, mais ça n’a pas duré. Elle n’est pas bête, sans être un génie. Et je ne suis pas moins douée qu’elle. Mais ma mère regardait à peine mes bulletins scolaires. « Avec des jambes comme les tiennes, disait-elle, tu n’auras qu’à te trouver un homme riche. Carly doit apprendre à se débrouiller toute seule. » Ce genre de phrase ne m’a pas incitée à bûcher. Il n’y a pas que mes jambes. J’ai la gueule, la peau, les cheveux, la totale. Le genre de beauté devant laquelle les gens s’arrêtent, comme devant un tableau. Un très grand tableau. Sans la moindre imperfection. De l’extérieur, en tout cas.

La robe finit toujours par faire la couverture de Women’s Wear Daily, juste avant que ça s’emballe sur le mode « qui porte quoi et où ». La robe peut devenir assez célèbre, et le mannequin aussi. On m’a dit que la fille qui la portait il y a deux ans a obtenu un rôle dans un film de Woody Allen.

Tous les ans, il y a une robe, m’expliqua-t-elle. Celle que veulent toutes les femmes du premier rang. Tu les vois ? Elle fit un signe de tête vers les deux amples rideaux qui venaient de s’entrouvrirent, me laissant apercevoir la foule des spectateurs. J’aurais préféré n’avoir rien vu.