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Citation de Charybde2


Cette même nuit, vers les deux heures du matin, l’aubergiste de La Croix de Malte à Briançon monta réveiller un maquignon de Monetier qui était à l’auberge pour la foire de Sainte-Marie. Il le fit descendre pieds nus jusqu’à l’étable pour examiner à l’abri des regards indiscrets un cheval noir encore tout frémissant et très triste. Il l’avait acheté, disait-il, il y avait à peine quelques heures, et la bête refusait l’avoine. Le maquignon regarda sous les sabots du cheval, vit le matricule de la cavalerie royale marqué sur les fers et demanda alors fort benoîtement où se trouvait l’uniforme. On le lui sortit d’un coffre à grain. Quand il vit qu’il s’agissait d’un uniforme de colonel, il jura les grands dieux qu’il ne voulait pas entendre parler de cette histoire-là. Il y avait sûrement là-dessous quelque chose qui allait faire du bruit. D’ailleurs, à son avis, la bête était si belle et si tendre qu’elle allait sûrement se laisser mourir de chagrin maintenant qu’elle était séparée de son maître. Finalement, il fit la bonne manière de vouloir bien se charger des risques en achetant le cheval pour trois écus, mais après qu’on lui eut assuré que le colonel, nanti d’un vieux costume de terrassier en velours blanc, était depuis longtemps sorti de la ville par la porte d’Embrun.
Angelo était en effet sorti très rapidement des murs de la forteresse. Pour éviter les patrouilles, il se tint à bonne distance de la route et marcha à travers les oseraies et les bois d’aulnes au bord de la Durance. Il éprouvait un grand plaisir physique à se trouver dans un costume trop large pour lui. Le velours des manches un peu longues frottait le dos de sa main et le rappelait à chaque instant à jouer ce jeu d’audace et de domination de l’ombre si cher aux cœurs italiens. Il traitait les forêts de sapins et les chaumières que lui montrait la lune avec une suave duplicité. Il avait gardé un très beau poignard qui pesait dans la contre-poche de sa veste. Il était dans un état d’exaltation extrême. « Je suis au pays natal de la liberté », se disait-il. Il vit l’aube rouer comme un paon au-dessus des montagnes.
Il marcha tout le jour sans se permettre de faire halte ou de demander à manger, quoiqu’il croisât dans les sentiers, aux abords des villages et des fermes, de jeunes paysannes qui le regardaient avec sympathie. Sans qu’il s’en doutât, ses yeux avaient les feux de l’amour le plus vif. « Voltaire et Montesquieu, se disait-il, se respirent ici comme l’air même. Le plus pauvre contadin de Montezemollo joue sa vie et le pain de sa femme et de ses enfants contre le petit espion noir qui se promène en soutane à travers ses champs. Cette servitude absolue rend peut-être nos paysans plus subtils que ceux-ci, mais quand je les rencontre au coin de quelque haie, ils me détruisent le sublime. Et s’il n’est pas possible de croire des âmes nobles aux hommes les plus simples, comment pourrais-je conserver ma propre noblesse et avoir du goût à vivre ? »
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