Alastor : Ou le Visage de feu de
Jean-Louis Bouquet
[...] ... "De cet observatoire, je découvrais tout juste devant moi une seconde porte condamnée par laquelle on avait accédé autrefois à l'escalier de la tourelle. Et j'eus un sursaut de dégoût : car "Alastor" se trouvait là et me dévisageait.
"Le portrait du démon avait longtemps été accroché dans un salon. Puis - ne te l'ai-je pas déjà dit ? - mon père, lassé par les remontrances de maman, s'était résigné à le transporter dans le labo, à l'abri des regards réprobateurs, et l'avait cloué sur cette porte.
"J'étais déjà trop grand pour que la vue du tableau m'épouvantât, ainsi que du temps de ma première enfance ; mais une répulsion persistait en moi. Sous le perpétuel tressaillement des flammes du réchaud, la figure d'Alastor retrouvait une partie de ses sortilèges, elle s'imposait comme un témoin hostile de ma mauvaise action ; j'étais entré en curieux, elle me transformait en coupable.
"Mon père survint, alluma une lampe. Pendant quelque temps, je l'entendis s'agiter, mais, de mon réduit, je ne pouvais suivre tous ses mouvements. Je remarquai toutefois que, sous certains angles, il m'apparaissait en reflet dans la glace transparente qui recouvrait le portrait d'Alastor. Les jeux de la lumière superposaient les deux images : le démon, traversé et retraversé par la silhouette humaine, continuait à me couver de son regard singulier.
"Comme à son habitude, mon père se mit à parler tout seul, mais ses propos avaient trait à l'expérience en cours et ne m'intéressaient pas. Deux ou trois heures s'écoulèrent ainsi. J'étais glacé et déçu de ne voir arriver personne d'autre ; je me préoccupais d'un moyen d'évasion car l'idée de passer la nuit dans ce coin m'effrayait. J'avais vaguement espéré que le travailleur s'absenterait, ne fût-ce qu'un instant, mais mon attente demeurait vaine.
"Bien au contraire, mon père s'était assis, s'absorbant à tel point qu'il cessa de discourir ; son reflet devint prodigieusement immobile, ce qui, au bout d'un certain temps, m'enhardit : des deux formes contenues dans l'écran de cristal, celle d'Alastor était la plus vivante ; la face satanique semblait me prendre en pitié : "Ose donc ! Il s'est endormi !"
"Une certitude m'envahit. "Mais oui, il dort, je ne risque plus rien." Je sortis de ma cachette avec une hardiesse insensée, je heurtai une bonbonne qui chuta brusquement et mon père sursauta.
"Comment dépeindre ce qui se passa alors en moi ? Je savais que je serais cruellement puni ; je m'enfuis en pleurant et en hurlant, je réussis à filer entre les doigts de mon père, qui me poursuivit, la menace à la bouche. Dans cette course, de nouveaux accessoires furent culbutés, brisés, ce qui aggravait ma faute. Mon affolement s'en accrut d'autant. Quand j'atteignis le corridor, toujours serré de près, la vue de la clef demeurée sur la porte m'inspira une idée désespérée ; je tirai derrière moi l'épais battant et je donnai un tour à la serrure : mon père se trouvait enfermé ! Ceci, dans mon esprit, ne pouvait que retarder le châtiment, mais un enfant lutte-t-il contre ses impulsions ? De l'autre côté, des coups et des appels sauvages retentissaient. Me gardant de répondre, je montai me blottir dans ma chambre.
"Mais, en bas, le tapage continua et fut couronné par une sorte de grand choc sourd ; je prévoyais le moment où toute la maisonnée réveillée accourrait. Ma fenêtre s'emplit soudain d'une lueur rougeâtre ; des flammes dansaient aux croisées du laboratoire.
"Mon sang ne fit qu'un tour. Oubliant la punition redoutée, je bondis à travers couloirs et escaliers ; personne encore ne se trouvait aux abords du labo ; je retournai la clef et rouvris la porte, mais les flots d'une fumée âcre, irrespirable, me repoussèrent aussitôt. Ma mère et Augustin parurent alors. Nos appels ne reçurent aucune réponse. Mais, bientôt, l'incendie s'étant éteint de lui-même, nous pûmes pénétrer dans la pièce. Nous la trouvâmes déserte. Les flammes avaient à peine roussi les murs et les meubles ; la seconde porte, celle de la tourelle, béait et balançait l'Alastor intact, ricanant, au-dessus du gouffre obscur.
"Voici ce qui s'était passé : le feu avait été semé par les récipients renversés au cours de la poursuite ; il n'eût sans doute pas été assez intense pour provoquer un accident mortel, mais, par malheur, une cornue chargée de produits toxiques avait, en se brisant, répandu des vapeurs suffocantes. Mon père, enfermé par ma faute, menacé d'asphyxie, avait dû chercher une issue coûte que coûte ; les fenêtre grillées n'en offraient aucune ; seule la porte de la tourelle présentait une voie de salut ; moins solide que l'autre, elle avait cédé sous un coup d'épaule et mon père s'était aventuré dans une partie subsistante de l'escalier à vis ; mais les marches, désagrégées depuis longtemps, avaient cédé sous son poids, le précipitant dans le sous-sol cependant que les matériaux pourris des parties supérieures s'effondraient à leur tour, comme un château de cartes ; nous avons retrouvé le corps sous les décombres ...
"Voilà !" ... [...]
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