Repu, la méditation s’est installée… je me suis mis à penser à ces chemins de chair, venus du fin fond des âges et dont je suis le cul-de-sac… à tous ces hommes et ces femmes que le temps, l’amour et le hasard ont réunis et qui sans le savoir – tout au moins pour l’immense majorité – ont tricoté ce corps que j’habite…
Que reste-t-il d’eux en moi ?… Quelles sont leurs traces ?…
Des feux apparurent ici et là et des collines se creusaient, se délitaient. Un bruit sourd au début, s’amplifiait de plus en plus. Dans les forêts au-dessous, des vagues d’arbres tombaient, le vert laissait place à des plaies béantes dans lesquelles des constructions apparaissaient un peu partout, des rivières changeaient de cours, des vallées disparaissaient sous les eaux. L’azur du ciel s’enfuyait de toutes parts devant le noir de fumées âcres qui s’élevaient de la planète. Nous respirions difficilement. Le bruit devenait insupportable, tressé d’une infinité de voix humaines hurlant de cupidité, de colère, de peur et de famine. La nature agonisait. La terre tremblait, se déchirait.
J’avais décidé de réaliser le portrait d’une femme lisant. Pour ce faire, j’avais demandé à Sophie – l’une de mes amies d’enfance et voisine – de poser pour moi. ...
Le désir, le regret, l’envie, le besoin, la souffrance font de nous des voyageurs ; nous sommes toujours sur les chemins de l’avenir… ou du passé…
En même temps que ce regain de vitalité, une sensibilité semblait m’envahir. En déchiquetant les branchages des troènes, je me surpris à leur demander pardon, à les remercier, les réconforter en leur affirmant qu’ils allaient participer à une grande aventure. Je voyais la vie en toutes choses et en éprouvai un profond respect.
Un peu après le départ de mon client préféré, je ne pus m'empêcher de penser à lui. Jamais, ô grand jamais, je ne l'avais encore vu ainsi. Nul doute que ces vacances allaient lui faire du bien.
Tout de même, ce qu'il m'avait raconté, m'avait profondément troublé, mais je ne pouvais me résoudre à croire une telle fable.
Sophie était heureuse en s'en allant, sa toile sous le bras... Mois aussi d'ailleurs ! Et ce, à double titre. Primo, pour avoir remporté mon pari envers moi-même - mon alter ego m'a boudé pendant des lustres - et secundo, pour avoir autant fait plaisir à Sophie.
Un mois déjà que je travaillais sur cette toile. Je ne pouvais m'en prendre qu'à moi. Moi, l'impressionniste, le fauviste, l'exalté de la couleur, je m'étais lancé un défi.
Le seul petit défaut que je connaisse à Sophie, c'est son continuel besoin de parler ; à croire qu'elle redoute le silence ou que ce dernier lui est douloureux.
On ne le reconnaissait plus. En deux mois seulement, il avait considérablement maigri. Les yeux lui mangeaient le visage.