Citations de Jean Moréas (67)
QUAND REVIENDRA L'AUTOMNE...
Quand reviendra l'automne avec les feuilles mortes
Qui couvriront l'étang du moulin ruiné,
Quand le vent remplira le trou béant des portes
Et l'inutile espace où la meule a tourné,
Je veux aller encor m'asseoir sur cette borne,
Contre le mur tissé d'un vieux lierre vermeil,
Et regarder longtemps dans l'eau glacée et morne
S'éteindre mon image et le pâle soleil.
BELLE LUNE D'ARGENT...
Belle lune d'argent, j'aime à te voir briller
Sur les mâts inégaux d'un port plein de paresse,
Et je rêve bien mieux quand ton rayon caresse,
Dans un vieux parc, le marbre où je viens m'appuyer.
J'aime ton jeune éclat et tes beautés fanées,
Tu me plais sur un lac, sur un sable argentin,
Et dans la vaste nuit de la plaine sans fin,
Et dans mon cher Paris, au bout des cheminées.
Ne dites pas : la vie est un joyeux festin ...
Ne dites pas : la vie est un joyeux festin ;
Ou c'est d'un esprit sot ou c'est d'une âme basse.
Surtout ne dites point : elle est malheur sans fin ;
C'est d'un mauvais courage et qui trop tôt se lasse.
Riez comme au printemps s'agitent les rameaux,
Pleurez comme la bise ou le flot sur la grève,
Goûtez tous les plaisirs et souffrez tous les maux ;
Et dites : c'est beaucoup et c'est l'ombre d'un rêve.
Quand je viendrai m'asseoir dans le vent, dans la nuit,
Au bout du rocher solitaire,
Que je n'entendrai plus, en t'écoutant, le bruit
Que fait mon coeur sur cette terre,
Ne te contente pas, Océan, de jeter
Sur mon visage un peu d'écume:
D'un coup de lame alors il te faut m'emporter
Pour dormir dans ton amertume.
Ô MER IMMENSE ...
Ô mer immense, mer aux rumeurs monotones,
Tu berças doucement mes rêves printaniers ;
Ô mer immense, mer perfide aux mariniers,
Sois clémente aux douleurs sages de mes automnes.
Vague qui viens avec des murmures câlins
Te coucher sur la dune où pousse l'herbe amère,
Berce, berce mon coeur comme un enfant sa mère,
Fais-le repu d'azur et d'effluves salins.
Loin des villes, je veux sur les falaises mornes
Secouer la torpeur de mes obsessions,
- Et mes pensers, pareils aux calmes alcyons,
Monteront à travers l'immensité sans bornes.
Je vous entends glisser avec un secret bruit
Là-bas sur la pénombre verte.
Entrez dans ma maison, ô souffles de la nuit,
J’ai laissé la fenêtre ouverte !
Ô souffles, pour mon cœur tout chargés à présent
D’erreur, de remords, d’amertume,
Vous me parliez jadis lorsqu’avec le brisant
Luttaient la tempête et l’écume,
Lorsque le long du sable aux flots harmonieux,
Dans la crique et sur cette grève,
D’une amitié perfide et la terre et les cieux
Remplissaient mon âme et mon rêve.
Mais quoi ! vous vous taisez, esprits éoliens !
Un autre arpège se prolonge :
C’est la pluie, elle tombe et je me ressouviens
Tout à coup d’un autre mensonge.
LES SYRTES (1883-1884)
REMEMBRANCES
IV
Hautes sierras aux gorges nues,
Lacs d’émeraude, lacs glacés,
Isards sur les crêtes dressés,
Aigles qui planez par les nues ;
Sapins sombres aux larges troncs,
Fondrières de l’Entécade
Où chante la fraîche cascade
Derrière les rhododendrons ;
Et vous, talus plantés d’yeuses,
Irai-je encor par les sentiers
Mêlant les rouges églantiers
À la pâleur des scabieuses ?
Dans les massifs emplis de geais
Mènerai-je encore à la brune
La jeune belle à la peau brune,
Au pied mignon, à l’œil de jais ?
p.15-16
Eau printanière, pluie harmonieuse et douce
Autant qu’une rigole à travers le verger
Et plus que l’arrosoir balancé sur la mousse,
Comme tu prends mon coeur dans ton réseau léger !
A ma fenêtre, ou bien sous le hangar des routes
Où je cherche un abri, de quel bonheur secret
Viens-tu mêler ma peine, et dans tes belles gouttes
Quel est ce souvenir et cet ancien regret ?
Gel, danse et rire
Les feuilles pourront tomber
La rivière pourra geler,
Je veux rire, je veux rire.
La danse pourra cesser,
Le violon pourra casser,
Je veux rire, je veux rire.
Que le mal se fasse pire!
Je veux rire, je veux rire.
Le pèlerin passionné
Je ne regrette rien …
Je ne regrette rien, ni des lauriers superbes
L’honneur qui m’était dû,
Ni cet heureux plaisir, fait de fruits et de gerbes,
Comme un vin répandu :
Je vois dans tout ce deuil, dans la Parque sinistre
De mes plus chers amis,
Que le ciel a bien su tenir à son ministre
Ce qu’il avait promis.
Choeur
Hors des cercles que de ton regard tu surplombes,
Démon concept, tu t’ériges et tu suspends
Les males heures à ta robe, dont les pans
Errent au prime ciel comme un vol de colombes.
Toi, pour qui sur l’autel fument en hécatombes
Les lourds désirs plus cornus que des égipans,
Electuaire sûr aux bouches des serpents,
Et rite apotropée à la fureur des trombes ;
Toi, sistre et plectre d’or, et médiation,
Et seul arbre debout dans l’aride vallée,
Ô démon, prends pitié de ma contrition ;
Eblouis-moi de ta tiare constellée,
Et porte en mon esprit la résignation,
Et la sérénité en mon âme troublée.
Ô ma lyre …
Ô ma lyre, cessons de nous couvrir de cendre
Comme auprès d’un cercueil !
Je t’orne de verdure et ne veux plus entendre
Des paroles de deuil.
Mais non, fais retentir d’une douleur non feinte,
Lyre, l’accent amer !
N’es-tu pas l’alcyon qui calme de sa plainte
Les vagues de la mer ?
FUNÉRAILLES
Sous vos longues chevelures, petites fées,
Vous chantâtes sur mon sommeil bien doucement,
Sous vos longues chevelures, petites fées,
Dans la forêt du charme et de l’enchantement.
Dans la forêt du charme et des merveilleux rites,
Gnomes compatissants, pendant que je dormais,
De votre main, honnêtes gnomes, vous m’offrîtes
Un sceptre d’or, hélas ! pendant que je dormais.
J’ai su depuis ce temps que c’est mirage et leurre
Les sceptres d’or et les chansons dans la forêt ;
Pourtant, comme un enfant crédule, je les pleure,
Et je voudrais dormir encor dans la forêt.
Qu’importe si je sais que c’est mirage et leurre !
p.24-25
ACTE I - SCÈNE PREMIÈRE
AGAMEMNON, LE VIEILLARD
AGAMEMNON
O vieillard, hâtons-nous : l’heure fuit.
LE VIEILLARD
Quel souci
T’occupe, Agamemnon ?
AGAMEMNON
Approche.
LE VIEILLARD
Me voici,
Et certes ma vieillesse, encore vigilante,
N’alourdit pas mes yeux.
AGAMEMNON
Cette étoile brillante
Qui traverse le ciel a-t-elle parcouru
La moitié de sa route ? Elle vogue et s’élance
Près des Pléiades, vois. Je n’ai pas entendu
Gazouiller les oiseaux, et les vents font silence
Sur l’Euripe. Le jour est encor loin.
LE VIEILLARD
Pourquoi
As-tu quitté ta couche, Agamemnon, mon roi ?
Certes, le jour est loin : dans Aulis tout Sommeille.
Rentrons.
AGAMEMNON
ah ! Qu’une vie à la tienne pareille
est douce. L’homme obscur, que n’a pas ébloui
la gloire, vit heureux, ô vieillard, mais celui
qui cherche les honneurs est moins digne d’envie,
hélas !
LE VIEILLARD
mais n’est-ce point le plus beau de la vie ?
On le dit.
AGAMEMNON
on le dit : c’est qu’à la vérité
cela flatte d’abord ; mais, de cette beauté,
la base en est fragile et la chance diverse.
Tantôt c’est l’un des dieux, vieillard, qui nous
traverse
pour un soin négligé ; puis les opinions
sujettes à tourner et les dissensions
des hommes malcontents nous viennent, de coutume,
changer un peu de miel en beaucoup d’amertume.
SIXIÈME LIVRE
V
Je vous entends glisser avec un secret bruit
Là-bas sur la pénombre verte.
Entrez dans ma maison, ô souffles de la nuit,
J’ai laissé la fenêtre ouverte !
Ô souffles, pour mon cœur tout chargés à présent
D’erreur, de remords, d’amertume,
Vous me parliez jadis lorsqu’avec le brisant
Luttaient la tempête et l’écume,
Lorsque le long du sable aux flots harmonieux,
Dans la crique et sur cette grève,
D’une amitié perfide et la terre et les cieux
Remplissaient mon âme et mon rêve.
Mais quoi ! vous vous taisez, esprits éoliens !
Un autre arpège se prolonge :
C’est la pluie, elle tombe et je me ressouviens
Tout à coup d’un autre mensonge.
p.187-188
TROISIÈME LIVRE
VI
Relève-toi, mon âme, et redeviens la cible
De mille flèches d’or :
Il faut qu’avec ma main cette Minerve horrible
Frappe la lyre encor.
L’arbre portant ses fruits, le vent qui le renverse,
Sur le front d’un ami
La pâle mort déjà, la trahison qui berce
Le soupçon endormi,
L’étoile à l’horizon, le phare sur le môle,
La coupe au cristal fin
Que j’ai jetée ainsi par-dessus mon épaule,
Toute pleine de vin,
Et chacun de mes jours, tels qu’une fleur qui passe
Sur l’onde et disparaît :
Dans mon destin comment sauraient-ils trouver place
Cet espoir, ce regret ?
p.97-98
Les Syrtes, 1884
CHIMÆRA
J’allumai la clarté mortuaire des lustres
Au fond de la crypte où se révulse ton œil,
Et mon rêve cueillit les fleuraisons palustres
Pour ennoblir ta chair de pâleur et de deuil.
Je proférai les sons d’étranges palatales,
Selon les rites des trépassés nécromants,
Et sur ta lèvre teinte au sang des digitales
Fermentèrent soudain des philtres endormants.
Ainsi je t’ai créé de la suprême essence,
Fantôme immarcessible au front d’astres nimbé,
Pour me purifier de la concupiscence,
Pour consoler mon cœur dans l’opprobre tombé.
p.67-68
LES SYRTES (1883-1884)
REMEMBRANCES
V
En jupe de peluche noire,
Avec des chapeaux tout fleuris,
Mes folles amours de Paris
Chantent autour de ma mémoire.
Elles ont des cheveux d’or pur,
Et, sous les blanches cascatelles
Des guipures et des dentelles,
Des seins de lys veinés d’azur.
Avec une audace espagnole,
Ma gourmande caresse n’a-
T-elle aux genoux de Rosina
Moqué les verrous de Barthole ?
N’ai-je pas promené ma main,
Avec des luxures d’artiste,
Sous des chemises de batiste
Embaumant l’ambre et le jasmin ?
Contre les chenets roux de rouille
Le chat ne frotte plus son dos.
En les ramages des rideaux
On n’entend plus d’essaim qui grouille.
Dans l’âtre plein de noirs tisons,
Éteintes sont les flammes roses ;
Et seuls hurlent les vents moroses,
Les vents des vilaines saisons.
p.17-18-19
Oisillon bleu
Oisillon bleu couleur-du-temps,
Tes chants, tes chants
Dorlotent doucement les cœurs
Meurtris par les destins moqueurs.
Oisillon bleu couleur-du-temps,
Tes chants, tes chants
Donnent de nouvelles vigueurs
Aux corps minés par les langueurs.
Oisillon bleu couleur-du-temps,
Tes chants, tes chants
Font revivre les espoirs morts
Et terrassent les vieux remords.
Oisillon bleu couleur-du-temps,
Je t'ai cherché longtemps, longtemps,
Par mont, par val et par ravin
En vain, en vain !
Les Cantilènes, 1886
NEVER MORE
Le gaz pleure dans la brume,
Le gaz pleure, tel un œil.
— Ah ! prenons, prenons le deuil
De tout cela que nous eûmes.
L’averse bat le bitume,
Telle la lame l’écueil.
— Et l’on lève le cercueil
De tout cela que nous fûmes.
Ô n’allons pas, pauvre sœur,
Comme un enfant qui s’entête,
Dans l’horreur de la tempête
Rêver encor de douceur,
De douceur et de guirlandes,
— L’hiver fauche sur les landes.
p.129-130