Jean-Philippe SALABREUIL L"inespéré : son ultime entretien (France Culture, 1969)
Un extrait de lémission « Bureau de la poésie », par André Beucler, diffusé le 25 octobre 1969 sur France Culture. Invité : le poète en personne.
Désespoir en un mot qui ne tinte jamais
Par les prairies brumeuses du poème
On ne voyait dans l’ombre qu’ombres silencieuses
Qui marchent qui s’écartent et renouent quand il gèle
Averse blanche de la lune comme d’une âme
Un peu de neige ou le trop plein d’une fontaine
Et le désespéré chantait encore à la Noël
Pour ce qu’il y découvrait déjà d’aubes lointaines
Mais ce parfum d’avril au pied des pins la femme
Odorante aux résines de lumière et tel
Un soleil vivace l’enfant qui pardonne ses branches mortes
À l’aubépine ô veillées de la mort maintenant que m’importe ?
ODE A LA VIE BRÈVE
Seront tombés deux doigts de pluie
Lorsqu'à l'appui noir de la nuit
Tu m'auras soufflé ce poème
Il est vrai pourtant que je t'aime
Et sans le dire une autre fois
Je replierai sitôt mes doigts
Tant est brève notre nuitée
D'oiseaux dans l'arbre de nos sens
Par milliers pour toi mes baisers
Qui sont aussi bien le silence.
p.97
SIGNES
Autour du jeune aubier douloureux
Grimpent les lézards gris de l'écorce
Et la vie d'un hêtre bleu commence
Avec espoir en plein soleil au vent rugueux
Tout aussi bien les bêtes les pierres
Les autres arbres se sont parés
Sur la terre et pourtant c'est le hêtre
Qu'entre les arbres je choisis pour sa beauté
Il jaillit et les bêtes les pierres
Dorment tranquilles sous la fraîcheur
La vallée lumineuse et légère
Au ciel fuirait sans l'ombre du hêtre guetteur
Debout près du hêtre bleu vermeille
Je te vois mon amour aux animaux
Rouvrir le lit des pierres et tu veilles
Ce soir encore quel sommeil monté des eaux
Tu me regardes la nuit s'avance
Il y a quelque part des oiseaux
Dans ce hêtre étoiles d'un flambeau
Qui tremble et dans tes yeux quelle fatigue immense.
p.38
LIED AUX OMBRES D'HIVER
Un matin le vent traverse les cendres
Du jeune jour maigre et ce sont
Comme d'anciens temps gris qui recommencent
Où sans rimes ni raisons
Nous vivions de beau silence
Et de belle folie
Tu me regardes et si je te délie
Maintenant des chanvres de froide pluie
Sans doute vas-tu sourire et que luise
Un instant l'âme lointaine j'épuise
Au souffle court ce vieil été d'aubes moisies
Tu n'échapperas plus au verger de mes mains
Le ciel gris passe entier parmi les doigts des morts
Ensemble souviens-toi de cette forêt torte
Nous l'avons fait pencher jusqu'aux eaux du matin
Je me souviens je t'aime et me souviens
Il y avait encore une prairie
Fleurie de larmes et d'abandons
Nous en avons sur nous fermé la grille
Est-il passé depuis tant de saisons ?
Sommes restés dedans mille et mille matins
Depuis le temps le temps que je t'ouvre mes mains.
p.60
JE SUIS LÀ
Vous me croyez vivant
Je laisse mes yeux ouverts
Je regarde la nuit
Et je sais pour vous plaire
Y poster deux hiboux
Je les poudre d'étoiles
Et les chemins sont fleuves
Entre berges de boue
Je suis là je murmure
Et ces mots vous comprennent
Comme comprend le vent
Ce mélèze où nous sommes
Inondés de fraîcheur
Mais moi je suis ailleurs
Je ne suis pas vivant
Je suis mort et transi
Je ne suis pas ici
Simplement je vous parle
Et vous écoutez sans savoir
Combien ces choses sont lointaines
Combien me font ces feuillages d'ennui
Qui nous dépassent dans la nuit
Et demain seront les traces
De mes pas dans l'autre nuit.
p.23
L'AMITIÉ NOUS FAIT DIEU
à Gérard Jonville
Mes vieux amis je pense à vous
Je ne sais pourquoi je pense
À tous ces êtres sans visage
Et l'absence n'arrange rien
Parce qu'après tout ce temps mort
Passé dans l'ardent soleil au
Pays des vivantes camardes
Il est difficile de croire
Au ciel turquoise notre monde
En verdure et rouge le sang
Sur la lèvre étrange des filles
Mais je vous trouve tout au fond
De la nuit complète du cœur
Vous avez plein les mains d'étoiles
Et sans doute un oiseau s'endort
Dans vos cheveux car me voici
Deviner qu'on respire au creux
Des feuillages de mon jardin
C'est très doux comme dans l'été
Le souffle obscur monté des puits
Ce sont des mots qui viennent là
Comme jamais légers faciles
Acceptant l'ivresse et l'amour
De la plume et de l'encre dans
Le colombier de craie du livre
Et que m'importe maintenant
Le chant que je pourrais transcrire
Il y a Dieu qui me retrouve
Au milieu de ce jour il y
A parmi la nuit plus d'étoiles
Qu'en ma vie de larmes plénières
Et vos genoux vers moi pliés
Dans les absides de la terre.
p.46-47
POUR LES CHOSES
DE CE MONDE
Pour les choses de ce monde
Revenez un autre jour
Le ciel aboie sur un banc jaune
Asseyez-vous caressez-le
N'avez-vous plus un peu d'amour ?
Le chien est bête si profonde
Que toutes les étoiles tombent
Grands yeux ouverts pour s'y chercher
Une raison de leur lumière
Et vraiment comme l'aumône
D'argent sur cuir comme les cloches
De juin parmi les tombes
Cela sonne si pur que les barrières
Se sont abattues et les porches
Eclairés d'aube vers les forêts
Où sont de jeunes oiseaux cachés
Mon amour est comme un pot de grès
En mille miettes sur la route
Jusqu'aux herbes le lait coule
Ils ont tout vu les vieux chats gris
Je viens de tout casser
Je ne suis plus de ce village
Et je crois qu'il n'est plus d'ombre
Pour moi sur les sentiers du monde
Où de pauvres gens continuent à passer
Avec leur cruche intacte d'âge en âge
M'ayant souvent connu
Riant dans le matin l'âme nue
Devant eux poussent encore vers moi
Leurs grands cris rouges en pots d'argile
Mais je sens que jamais plus
Je ne pourrai cueillir ces fleurs stériles
Un chien bleu couché là sur le banc
Asseyez-vous caressez-le
N'avez-vous plus un peu d'amour ?
C'est l'heure du crépuscule où vraiment
Je ne sais plus vous regarder
Pardonnez-moi je vous oublie toujours
Je m'en irai dans la nuit de printemps
Pour toi seule un soir d'été je reviendrai.
p.32-33
DU HAUT DE L'OMBRE
Dominante ô couleur des cendres au monde
Avec enfin l'âme en neige dans ses murs
Et montée des dessous d'un temps d'eaux profondes
Une fumée crue qui volute au ciel dur
Que lève ici le jour la glissée de l'astre
En creux de toute poussière de désastre
Appelant mon épaule enfouie prenant peur
D'un vent noir qui charrie les mots et les paumes
Au-devant de quel silence quel cœur
Sans battement perdu sur une onde énorme
Ainsi que la barque des mortes là-bas
Mais attentive la cohorte qui bat
L'obscur et chante si bas que l'air s'enfonce
À la suite de l'étoile devers l'or
Ô veilleuse tu te postes et dénonces
Une menée de lumière au ciel de mort
Le pic a pris nuance nue d'allégresse
Une poignée d'oiseaux bruit la main s'abaisse
Es-tu venue du haut de l'ombre tu n'as
Trouvé nul temps pour naître es-tu la morte
Au bout de tout que tu sois blanche déjà
Tu accrois un grand visage de craie torte
Et l'apparence dès lors d'un mont lointain
Pourtant par le travers sombre du matin
Tous ont passé revivre au plein de la nue
Tu ne vois pas ce qui flamboie ne sais plus
Quel torrent gravir en quelle onde être nue
Ils te croyaient promise aux gouffres reclus
Je te vis tendre à la cime et ils s'effacent
Dans la neige et je t'ai vue fleurir l'espace.
(1965)
p.107-108
FABLE LE PRINTEMPS
Dans le temps clair des feux d'érable
Je tourne en rond je n'attends pas le jour
On cloue au ciel de nouvelles étables
On roule des meubles des astres tout autour
Il y a des bœufs rouges des drôles de vaches
Des hommes en bistre montés des villages
Avec les femmes de soie nouées à leur cou
Le soleil est trapu il tiendra bien le coup
Jusqu'au printemps que ce soit ensuite
Pour toujours une jolie commune là-haut
Je voudrais bien voir ça je quitte ma guérite
Je gravis quatre à quatre les fleurs des vicinaux
Je suis curieux d'abord citoyen je devienne
Et creuse un puits qui joigne mon verger d'en bas
Pour y puiser par seaux les mauves du lilas
Mais non je rêve j'ai l'âme pleine
Des cris d'oiseaux de l'érable ronflant
Un village cela s'envole tout pimpant
Du cœur nocturne de ma triste vie
Et se blottit au creux de la jubilante prairie
Je suis semblable aux autres j'use le temps
Des feux d'érable à réchauffer l'ingrat printemps
Et comme ils disent en me cinglant poète âne bâté
Quelle encore sacrée moralité !
p.88
Tombeau de Petite
Petite m’aimait je ne sais trop pourquoi
Petite aux narines des roses sur la vie lente
Sans autre nom que Petite et le parfum des plantes
Petite d’un jardin comme tes mains sur moi
Le lierre emporte les maisons loin de la terre
Et l’amandier traverse enfin les murs
Petite me disait restons dans la lumière
Mais la nuit couvrait l’âme de forêts d’oiseaux durs
Petite aimait le monde aux soleils de la neige
Sommes allés Petite et sommes revenus
Par la route où craquaient les lis de tes joues fraîches
Petite était malade est morte et blanche laisse
Au ciel passer les jours qu’elle n’a pas connus.