« Je vais boire parce que je vais leur prouver que je peux le faire. Parce que j’en ai marre de ces interdits et qu’on me traite comme un gosse qui ne doit pas faire ceci ou cela. Je veux affirmer mon autonomie face à une règle qu’on m’impose. Exactement comme j’avais défié, à quinze ans, l’autorité de mon père en conduisant mon scooter sans casque, ou en fumant devant lui. Je voulais ruer dans les brancards. Quand j’y pense, c’était bien plus qu’une révolte : ce que je disais à mon père, ce n’était pas qu’on doit conduire sans casque ou que j’allais fumer, mais que j’étais assez adulte pour décider moi-même. Aujourd’hui on me provoque à ne pas boire, et j’affirme ma liberté de le faire. Un point c’est tout. Allez vous faire voir. »
Dans un monde aussi petit, où les acteurs se comptent sur les doigts d’une main, la défaillance d’un seul acteur peut être un désastre, car elle intervient au moment crucial ou s’établit notre perception de la sécurité, condition de notre capacité à maîtriser nos émotions et à explorer le monde. Or le parent alcoolique a justement un problème avec la gestion de ses propres émotions. Le parent alcoolique aime trop et trop fort. Et parfois, au contraire, il disparaît, littéralement avalé par sa consommation : il s’enfuit dans le sommeil, se retire dans l’indifférence.
Elle savait que la fatigue, l’énervement, l’angoisse sont chez elle des éléments de risque et elle se sait en danger de boire quand elle est fatiguée. Mais elle ne savait pas que la lumière du soir et le silence étaient aussi des facteurs de risque. Parce qu’ils n’ont rien d’évident. Anne restera sûrement encore le soir au bureau et elle ressentira alors encore l’envie de boire, mais avec distance et avec un nom à mettre dessus. « Tiens, voilà mon petit craving, le petit rat a soif. »
Première conséquence : si je ne bois plus, c’est que je buvais. Donc que je buvais trop, sinon je boirais encore. Bien évidemment, ces quatre mots vous désignent comme un alcoolique aux yeux de ceux qui vous connaissent. Mais vous n’avez pas le choix, puisque la première réponse était temporaire et que la seconde revenait à la troisième (les gens entendant « je ne bois plus » quand vous disiez « je ne bois pas »). « Je ne bois plus. » Sous-entendu : « J’avais un problème avec l’alcool. » Vous assumez : « L’alcool, ce n’est pas si simple ».
Maintenir sa sobriété dans la dépression est un défi presque impossible. Par définition, la dépression fait baisser tous les processus de défense. L’énergie à dépenser pour maintenir sa sobriété est introuvable et le moment où l’on décide de baisser la garde s’accompagne d’un immense soulagement. L’impression qu’enfin on décompresse, l’impression de se libérer d’un coup de l’immensité des efforts qu’on a menés depuis quelques mois pour refuser l’alcool.
L’internat, ce sont quatre années de lourdes responsabilités, où des jeunes gens vont devoir affronter la maladie, la douleur de leur prochain, et souvent leur mort. C’est quelque chose que vivent peu d’autres professionnels. Tout ce qu’un interne va faire au cours de ces années le marquera de manière indélébile pour sa vie future. Or c’est là qu’il se confrontera pour la première fois, en situation de responsabilité, avec des malades de l’alcool.
J’ai expliqué plus haut que refuser l’alcool est quelque part se désigner comme alcoolique. La solution que j’y proposais était d’assumer cette position d’ancien buveur et de formuler simplement les quatre mots : « Je ne bois plus. » C’est une belle solution mais qui est, sur le long terme, assez contraignante : peu de personnes peuvent se maintenir pendant des mois ou des années dans cette sorte de militantisme individuel de la sobriété.
Vivre avec un ou une alcoolique est un enfer. Et comme on ne reste pas en enfer par plaisir, l’alcool brise la très grande majorité des couples. Tout simplement. Pourquoi alors parler du couple alcoolique, puisque les couples ne résistent pas ? Parce que, d’une part, la plupart des ruptures mettent longtemps à se produire, et parce que, d’autre part, une petite minorité de couples trouve le moyen de survivre à l’alcoolisme.
Ce sont pas que des insultes qu’il a proférées, mais carrément des mots orduriers. Peut-être est-ce, au contraire, Elisabeth, un soir de soûlerie aussi, qui l’a traité d’ivrogne, qui a hurlé à Richard sa souffrance et son mépris… Mais après ces débordements de violence, il faut continuer de vivre, de vivre en couple, avec quelqu’un qui vous a insulté, et qui vous ré-insulte, car les scènes se suivent et se ressemblent.
L’alcoolisme est une histoire à rebondissements, vous le savez. Ce qui m’intéresse, c’est le mécanisme, sinon on n’avance pas. Alors vous vous mouchez et vous me racontez soigneusement le premier jour. Ici c’est un endroit pour travailler sur vous, pour avancer, pas pour se complaire. Je veux le récit du premier soir de boisson, il y a trois mois, le récit détaillé, minute par minute ! Le reste on verra plus tard.