UNE ÎLE CONTRE LA MORT
Ces mots qui fuient à pleines dents
Sous nos baisers, toute le mer
Sur ta poitrine qui m'entraîne
Vers des bleus, des roux, des matins
Pulvérisés de duvet blond,
Ces rêves inondés de salive,
Ces Odyssée et ces Diwân, *
Ces bras comme un vocabulaire
Pour barrer la rime aux affronts,
Toutes ces voiles : tes caresses,
Mes flamboyantes, mes pudiques,
Dis-moi, ô mon amour, est-ce l'horreur vaincue ?
Est-ce la mort brisant ses frondes ?
Est-ce le poème rendu
Pour un siècle ? Pour une seconde ?
(Epais et francs comme des cuisses
Des mots qui jamais ne jaunissent.)
Pointe-Pescade, 13 juin 1966
p.441
*mot d'origine arabe désignant un recueil de poésie
BRAHIM LE GENEREUX
à Brahim Djaballah
7
Je te chante.
La mer et la steppe.
Je chante.
Heureux qui a trouvé les lèvres
Où le mot s'embellit !
p.440
avril 1966
BRAHIM LE GENEREUX
à Brahim Djaballah
2
Je suis irrigué de noblesse,
Le figuier répand son visage.
Citoyen du désert
il suffit que tu marches,
Je n'avais jamais vu la mer aussi bleue !
p.439 avril 1966
POÉSIE
DIWÂN DU MÔLE
1
Mots, je vous respecte !
Compagnons de la Merci !
Poussière dans la mousson, jamais détruite,
jusqu'au jour où la demeure brille !
J'avais si peur de vous perdre !
J'avais si peur de ne plus pouvoir vivre
sans vos ridicules soucis !
J'ai pleuré, j'ai vu le soir, j'ai dit :
Terre, ne laissez pas mes grandes phrases seules…
p.225
LES PETITES VOIX
à gérard Albertin
…
4
Ton corps pour ajuster exactement les heures
du jour et de la nuit
est-ce suffisant contre le malheur
et contre le bruit ?
p.192
LA VÉRITÉ SERVANTE
Si je pars de la première
qui me comprendra
Entre la pomme et le doigt
on ne voit pas la poussière
Mais c'est elle qui me lie
à la terre d'innocence
Ma lumière la plus dense
est entre la terre et moi.
Paris, 3 novembre 1950
p.82
Pour mieux vivre j’invente une présence folle...
Alger, 1946
Ma douleur est plane…
Ma douleur est plane.
Je m’étends sur le carrelage.
Je ferme les yeux.
Je rêve longtemps.
Ai-je perdu la raison ?
Tout en moi a la fixité géométrique
des dessins de la gargoulette.
Le poète est combustible…
Le poète est combustible
ses poèmes ne sont que cendres exaltées
si le cœur est une cible
c’est aussi le cageot frais
des matins possibles.
LA MALÉDICTION
Je vous aime je vous aime
je n’en finis plus de croiser vos sosies
je fais un nid avec mes peines
un herbier avec mes soucis
Dans l’attente l’amour est modèle réduit
petit moteur qui fait du bruit
mais inapte au voyage
je n’en finis plus d’aimer vos sosies
Votre nom rue dans mes vertèbres
je me retourne je dis oui
je me résigne aux joies funèbres
je n’en finis plus d’inventer vos sosies
De l’un à l’autre je suis fidèle
amour je relève le défi
Dieu nous a mis du plomb dans l’aile
sous la nuit morte l’eau sourit.
CHEMIN DES RONCES
II
Cette larme si terrible
que j’ai serrée dans un mot
maintenant elle déclenche
tous les jeux de l’océan
Dieu connaît le sang des choses
il séduit le naufragé
avant que j’aie dérobé
cette mémoire frivole
il avait planté un cèdre
dans mon cœur pour le nouer
Regarde ce puits confident
cette larme si terrible
ce voile de Véronique
où j’ai préservé ton nom.
CHEMIN DES RONCES
I
Mon amour mon amour
je t’appelle sans répit
je te donne des noms inutiles
des noms sans magie
des noms qui n’éclatent pas
comme un mauvais fruit
Mon amour si mal appris
mon détour ma belle eau sale
mon corsage de l’été
déserté par le désir
Tout est toujours à renoncer
à partir d’une larme
le cri de l’oiseau
l’honneur du pain bis
le fruit qui séduit
le pli de la nappe
Et toi mon amour
mon œillet de soufre
ma nuit qu’il faudrait refaire
pour donner une chance au soleil.