Un choc culturel est censé se produire lorsqu'un individu, arraché à son environnement natif, est transplanté en terrain entièrement inconnu. Le Yémen n'aurait jamais dû m'être aussi étranger, mais, au contraire d'Aden, ville portuaire et creuset colonial, Sanaa s'était isolée du reste du monde pendant une bonne partie du vingtième siècle. C'était littéralement un pays muré derrière la Bab al Yemen, la porte du Yémen, qui se fermait jadis aux visiteurs la nuit. Depuis que Nasser et ses troupes avaient aidé les républicains à libérer le pays de la loi pseudo-monarchiste des Sayyids [Maîtres] près de vingt-cinq ans plus tôt, Sanaa, et le Yémen dans son ensemble, étaient déchirés entre le camp de la conservation dans une capsule temporelle - à mi-chemin entre la fin de la période victorienne et le début de l'époque moderne. A en juger par le nombre croissant d'entreprises, de voitures et de magasins de produits électroniques, le camp de la modernisation l'emportait. Mais de peu.
On s'y fera, mais ça ne nous plaira pas forcément : la formule résume l'atmosphère dans le foyer à nouveau réuni. Mes aînés ne vivaient à Sanaa que depuis trois ou quatre ans, mais, dès les premiers jours après mon arrivée du Caire, un élément me perturba dans la dynamique familiale. Nous vivions dans une maison individuelle aménagée en deux appartements distincts à Hasaba, qui était alors un quartier tranquille, à quelques arrêts de bus de la vieille ville et de l'université. (En 2011, c'est là qu'ont eu lieu les manifestations étudiantes qui ont dégénéré en guerre civile.)
La forme verbale de mon nom, kamael, signifie combler le vide ou bien terminer une histoire. Chercher à tenir les nombreuses promesses contenues dans ce nom, même à un niveau subconscient, revient à risquer l'épuisement. Il va sans dire que je suis loin d'être parfait, mais "combler le vide" entre ma vie actuelle d'auteur et de professeur d'université à Toronto et celle de mes parents et de mes frères et sœurs au Yémen est ce qui fait de ce livre à la fois une nécessité et une tâche redoutable.