Citations de Khadija Delaval (16)
Malgré ma détestation de la maison, ma phobie de tous les animaux empaillés dont elle était décorée, mon dégoût face aux cousins et frères de mon père, je devais être polie, discrète, serviable, gentille, polie, discrète, serviable et gentille. Et serviable surtout.
Mais elle était de surcroît d’une modernité hérétique pour son époque, et pour la nôtre.
Elle savait tout sur tout, avait passé sa vie à voyager et avait rapporté de ses tribulations une forme de féminisme ambigu car ancré dans la tradition tunisienne.
Pour elle, il était clair que le monde était régi par les femmes et gâché par les hommes. Cette conviction dont elle faisait la propagande sous différentes formes était à l’origine de son rapport viril avec le sexe opposé.
Elle n’a eu dans sa vie de femme d’autre homme que mon grand-père, mais ses frères, ses fils, ses neveux et ses gendres, et même ses ouvriers et autres domestiques, la vénéraient plus que les femmes de leurs propres familles.
Les adultes cherchaient à gommer les aspérités entre leurs différentes méthodes d’éducation et, en uniformisant nos besoins, à faciliter la garde du petit monde que nous constituions. Je savais que mon père n’irait pas plus loin dans cette histoire de règles que de me signifier, en m’invitant à rester, que quelque chose avait changé. Il faudrait que j’attende, et encore peut-être sans résultat, que ma mère arrive pour que le problème soit traité.
Il faudrait que j’attende, et encore peut-être sans résultat, que ma mère arrive pour que le problème soit traité.
Depuis le sang dans ma culotte, c’est chez lui que je rêvais d’aller tous les jours pour me mettre à l’abri des moqueries de mes cousins, des regards lourds de sens de ma tante Tsakhef et des pincements de joue que m’infligeait son mari.
Chaque fois que je la retrouvais, elle me posait des questions sur Genève, sur mes amis et ma mère. Elle en avait entendu parler et d’une certaine manière, j’ai senti que je l’intriguais. C’était diffus, mais dans ses questions, j’ai deviné, ce qui m’arrivait souvent en Tunisie, que ce qu’elle savait de ma mère la fascinait et l'effrayait.
Je ne devais pas protester lorsqu’on me dirait de faire des choses et obéir quand il faudrait aller me coucher. Je n’aurais le droit de veiller qu’aussi longtemps que la famille du taxidermiste le permettrait. Ce serait un honneur, un devoir et un privilège.
Ils ont eu pour moi les mots gentils, les chansons douces et les blagues absurdes qui allègent. J’aimais de tout mon cœur d’enfant les autres frères et sœurs de ma grand-mère, mais Khali Sidi et sa famille avaient une place à part.
Depuis le sang dans ma culotte, c’est chez lui que je rêvais d’aller tous les jours pour me mettre à l’abri des moqueries de mes cousins, des regards lourds de sens de ma tante Tsakhef et des pincements de joue que m’infligeait son mari. Khali Sidi aurait su me ragaillardir, trouver ça drôle, faire coasser sa grenouille et m’aider à oublier.
Lorsqu’elle m’invectivait pour me reprocher une chose ou une autre je savais qu’elle avait raison et, à elle seule, elle m’a donné pour toute une vie de quoi réfléchir à qui j’étais. Elle adorait dépasser les bornes. Toutes les bornes, celles de la décence, de la civilité. Toutes.
Quand ma mère redressait des torts, combattait une injustice, remettait les choses à leur juste place et était capable de casser des voitures, de frapper des policiers ou de détourner un avion pour arriver à ses fins, ma grand-mère n’avait pas besoin de tout cela.
Cette conviction dont elle faisait la propagande sous différentes formes était à l’origine de son rapport viril avec le sexe opposé. Elle n’a eu dans sa vie de femme d’autre homme que mon grand-père, mais ses frères, ses fils, ses neveux et ses gendres, et même ses ouvriers et autres domestiques, la vénéraient plus que les femmes de leurs propres familles.
C’était une femme d’une beauté sobre dont le visage avait vieilli avec charme. Nous avions toutes deux des rapports particuliers car dans ses relations à ses petits-enfants, elle s’était d’une certaine manière arrêtée à moi. Ses trois aînés, Samra, Maridh et moi-même avions avec elle des liens forts et plus ou moins faciles. Pour elle, Samra était simplement la cadette de ses filles, d’une dizaine d’années à peine plus jeune que le dernier de ses fils ; née alors que ma grand-mère avait encore l’âge d’être sa mère.
Comme tous les enfants de la famille, quel que soit leur âge, j’avais à plus d’une occasion pu suivre les parties de cartes des adultes. Jusque-là, c’était à l’heure de la sieste, quand je n’arrivais pas à dormir et que je venais mendier le droit de sortir de ma chambre.
J’imagine que ce fut ma chance. Je ne sais plus ce que ça signifiait pour moi à l’époque, mais je connaissais Freud et le complexe d’Œdipe. Je savais que c’étaient des trucs louches. De l’ordre de ce qui ne se disait pas et ne devait pas se dire. J’ai pensé qu’elle devait en être imprégnée pour avoir posé cette question et, comme ensuite elle m’a juste embrassée sans insister et que ma tante Tsakhef et ma grand-mère ne sont pas allées plus loin, je me suis dit que Freud m’avait sauvé la mise.
Ça s’est passé quatre fois. Ou peut-être une seule. Ça dépend de la manière de compter. Et puis ça n’a pas de nom qui me corresponde dans le langage commun. Je ne me reconnais pas dans ces terminologies. Et elles m’agacent aussi.