01/10/2018
Vous traitez dans Tenir jusqu`à l`aube d`un sujet très contemporain : celui des mères célibataires précaires économiquement. En plus d`être actuel, c`est un phénomène en pleine expansion - le nombre de familles monoparentales étant passé de 9 à 23 % en France en 40 ans. Comment en êtes-vous venue à choisir celui-ci ?
J’ai choisi ce sujet parce que je trouvais qu’il était trop peu abordé en littérature alors que comme vous l’écrivez, les familles monoparentales sont de plus en plus nombreuses. Quand on voit des parents « solo » au cinéma, ou dans les séries télé, voire dans la pub, ils sont toujours présentés de façon très stéréotypée, c’est soit le cliché de la mère Courage, sacrificielle, soit celui de la fille-mère, très jeune et précaire. Je voulais montrer une femme plus proche de celles que je côtoyais, plus humaine : ni une héroïne, ni une exclue.
Comme la chèvre du célèbre roman d`Alphonse Daudet, la narratrice de votre roman prend le risque de fuir (pour quelques minutes puis quelques heures, toujours plus loin) le foyer familial, et son emprisonnement auprès de son fils. Le parallèle avec cet autre livre était-il l`un des points de départ de votre travail d`écriture ?
Le parallèle avec l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin est venu en cours d’écriture. J’ai relu cette nouvelle qui m’effrayait tant étant enfant et j’ai eu l’impression que si on remplaçait « chèvre » par « femme », Daudet y parlait aussi d’émancipation féminine. Que le désir de liberté se solde par la mort m’a toujours paru injuste. Je voulais inventer une fin moins moralisatrice, plus féministe.
On trouve plusieurs registres de langue dans ce roman, de la focalisation interne d`une femme décrivant son quotidien, aux échanges entre mères « solo » sur des forums, en passant par un jeu musical sur certains mots ou expressions. Comment avez-vous abordé et organisé au sein du récit ces différentes facettes de votre écriture ?
Les virées sur internet, comme les fugues de nuit, sont les deux échappatoires de la narratrice. Il me semblait donc important de suivre son évolution, sur ces trois plans : vie quotidienne, recherches Internet, fugues de nuit. L’on en apprend autant sur elle quand on la suit chez l’avocate ou au parc, que lorsqu’elle entre des mots clés sur son moteur de recherche. Et ça m’a passionnée de varier les niveaux d’écriture, de croiser ces différents registres pour faire avancer le récit. L’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin, qu’elle raconte à son fils le soir, fait le lien et tout le monde connaît ce conte et son issue tragique.
Les personnages principaux n`ont pas de nom : pourquoi ce choix ?
Afin que chacun puisse se projeter, puisse projeter sa propre histoire dans ce récit.
En plus des contraintes que font peser sur elles l`éducation d`un enfant seule, ce personnage doit aussi affronter le jugement des autres mères et de la société en général lorsqu`elle s`avoue fatiguée de cette vie, découragée. Pourquoi à votre avis cette morale persiste à l`heure actuelle, et pourquoi les hommes n`en font-ils pas les frais également ?
Quand la narratrice ou un autre parent avoue ses défaillances sur Internet, les autres lui donnent des conseils, des astuces. On est dans le domaine du Système D, de la débrouille. Si une mère ne s’en sort pas, c’est qu’elle n’est pas assez organisée, pas assez ceci, pas assez cela. Je voulais montrer que les problèmes que rencontraient les parents célibataires n’étaient pas des problèmes d’organisation, qu’ils étaient structurels : la société n’est pas encore adaptée à ces nouvelles familles. Internet et notamment les forum (en latin : place publique) sont devenus des lieux de surveillance généralisée. Si quelqu’un craque ou avoue son envie de sortir du système, la meute des internautes lui tombe dessus. On passe en quelques secondes de la pseudo-bienveillance à la plus grande violence. Et cette violence vient autant des hommes que des femmes. Les femmes ont du mal aussi à partager ce terrain de la parentalité, du soin et de la petite enfance avec les hommes. Cela a été leur domaine de prédilection pendant des millénaires, il n’est pas évident de lâcher du terrain. De même, les hommes peuvent avoir du mal à investir ce terrain jusqu’alors réservé aux femmes. On est en pleine redistribution des rôles de chacun, mais cela ne se fait pas sans heurts, et sans une certaine pression sociale qui persiste. Ces changements sont passionnants à observer, car ils impactent nos vies, nos corps, l’avenir de nos enfants.
Selon vous, qu`est-ce qu`une mère, ou plus généralement un parent, abandonne en soi lorsqu`il fait face à l`éducation d`un enfant ?
Les parents abandonnent une certaine liberté. L’enfant devient leur priorité, au moins les premières années. Nous vivons aussi une période où la parentalité est idéalisée ; présentée comme une valeur refuge en temps de crise. La pression sociale pour faire des enfants n’a jamais été aussi forte alors même que nous avons les moyens de choisir ou pas de faire des enfants. Mais les jeunes parents sont rarement préparés à ce qui les attend.
Vous dédicacez le livre à votre fils Odilon. Avez-vous vécu ce type de galères en tant que mère ? Quelles sont les réactions de votre entourage par rapport à Tenir jusqu`à l`aube ?
Je n’ai pas connu les mêmes galères que ma narratrice, mais je connais des parents « solo » qui vivent des situations tout aussi dures que l’héroïne de Tenir jusqu`à l`aube.
Heureusement, mon entourage a accueilli avec bienveillance ce livre. Personne n’a même pensé à me demander si j’avais fait des fugues la nuit comme la narratrice !
Carole Fives à propos de ses lectures
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Enfance, de Nathalie Sarraute.
Quel est le livre que vous auriez rêvé écrire ?
Tu ne t’aimes pas de Nathalie Sarraute.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Le journal d’Anaïs Nin.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Aucun, la lecture est une activité libre, je ne me sens aucune obligation par rapport à un livre ou un auteur.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Sinon j`oublie de Clémentine Mélois.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« La femme libre est seulement en train de naître » (Simone de Beauvoir).
Et en ce moment que lisez-vous ?
Les exilés meurent aussi d’amour, d’Abnousse Shalmani.
Découvrez Tenir jusqu`à l`aube de Carole Fives aux éditions Gallimard, collection L`Arbalète :

Entretien réalisé par Nicolas Hecht.
Avec Thibault de Montalembert,
Alexandre Gefen,
Adélaïde Bon,
Carole Fives &
François-Henri Désérable.
Rencontre animée par Sylvia Minne
Pour voir la première partie : https://bit.ly/2G6vrFq
Retrouvez toute la programmation ici : http://www.maisondelapoesieparis.com/