Il fallait reconnaître que les paysages se faisaient de plus en plus somptueux à mesure qu'ils s'enfonçaient dans les terres. La cendre noire qui se soulevait en nuage sur leur passage recouvrait tout à perte de vue, modelant les contours et esquissant des dunes comme dans un désert de charbon.
Un Sahara dessiné à la mine de plomb.
Une lune précoce, dans sa phase croissante, dominait le ciel, d'un bleu limpide. A son exemple, le volcan Hekla semblait suivre la Ford Ranger de Kristján en revenant régulièrement s'encadrer dans le coin supérieur droit du pare-brise, offrant le spectacle majestueux de ses pentes sombres tachetées de blanc par les névés, tel le pelage d'un paisible panda. Pourtant, l'Hekla était tout sauf en paix.
« Papa ! Regarde la poupée, comme elle est belle ! » lance la fillette. Pas plus grande que les deux mains de l'enfant posées sur la glace, la jeune femme lui renvoie son regard de porcelaine, quelques mètres plus bas. Autour du lac, les façades colorées du vieux Reykjavik font presque de cette trouvaille dominicale un charmant diorama. Touche onirique subsidiaire : des cygnes immaculés glissent paisiblement sur la rive opposée du lac au milieu d'une nuée de sternes arctiques, enveloppés par une épaisse brume, là où l'eau chaude d'une source géothermique a été détournée pour leur permettre de survivre à l'hiver.
Alors que le père rejoint la petite fille et qu'un cri d'horreur glace à leur tour tous les patineurs sur le lac, c'en est soudain fini de ce tranquille dimanche de décembre.
Aurore, qui se savait d'une sensibilité exacerbée, tâcha de se raisonner et de se refocaliser sur son travail. Elle s'en voulait d'être à ce point émotive. Sa fragilité hors du commun se manifestait presque physiquement dans ses cheveux si blonds qu'ils en paraissaient presque blancs et dans son teint de lait qui laissait voir la moindre pulsation dans ses veines. En fait, il n'était pas rare qu'elle se laisse complètement submerger par les émotions que lui inspiraient la réalisation, par exemple, d'une couronne de lierre promise au front d'une demoiselle d'honneur ou d'une couronne mortuaire destinée au flanc d'un corbillard.
Jouant allégrement avec les contrastes, la frêle jeune femme de vingt-quatre ans parcourait donc la Circle Road 1 en direction de la capitale islandaise, au volant d'un énorme tout-terrain à quatre cent cinquante mille dollars offert à son père par un émir de Dubaï en échange d'un service qu'elle préférait ne pas connaître, écoutant une musique américaine teintée de nostalgie française, et voyant défiler derrière son pare-brise un paysage apocalyptique digne de Mars, alternant jets de vapeur et marmites bouillonnantes !
Avant de quitter la falaise, Aurore eut un regard pour le bassin naturel parfaitement ovale dominant la mer à cet endroit. Cette curiosité géologique créée par le fracassement des vagues contre le rocher était connue sous le nom de Oddnýjarlaug, car selon la légende une femme troll du nom de Oddný venait s'y baigner. Bravant le froid, la jeune femme se défit de ses vêtements et s’immergea dans l'eau glacée. L'avantage de ne prendre que des douches froides était aussi de pouvoir s'autoriser ce genre de baignade !
A vingt-quatre ans, elle avait connu de nombreuses nations aux contextes politiques variés et aux destins incertains. Mais elle se rendit compte en cette minute que seul l'avenir de l'Islande lui importait vraiment. Et s'il était une nationalité et une culture qu'elle souhaitait revendiquer dans le chaos de son éducation et de ses origines, c'était bien la nationalité islandaise.