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Citation de Ahoi242


Nous sommes entrés dans une époque perdue, dont nous ne cessons de tenter de percer les murailles, sans parvenir à nous rendre compte que la plus importante d'entree elles est invisible : celle qui a été construite à l'intérieur de nous, avec notre concours. Cette muraille n'est pas celle de l'inconscience ou de la servitude volontaire, cette catégorie policière pour moralistes en mal de coupables ; elle est celle que la chimie de notre cerveau réclame avec toujours plus d'ardeur ; elle est la barrière du off. Confrontés à un monde dans lequel nous ne reconnaissons plus qu'angoisse, nous tentons de surnager à l'aide des remèdes qui, nous dit-on, nous soulageront et nous permettront de continuer à jouer notre petit rôle dans sa danse folle. Ce que nous ignorons, c'est à quel point ces remèdes sont anciens, à quelles étrangers familles ils appartiennent et quels sont les enjeux qui en ont motivé la popularité ; ce que nous ignorons, c'est la nature même de ce qui nous fait vivre. Nous le subodorons, cependant : la vie dont il est question, lorsque nous dépendons d'antidépresseurs pour nous maintenir à flot, de somnifères pour nous plonger dans le sommeil, d'excitants pour nous en tirer, de drogues diverses pour faire la fête, quelle est-elle ? Ce long dialogue avec notre pilulier peut-il vraiment être nommé "vie" - ou bien ce que nous entendons par là n'est-il pas ce à quoi nous devrions à tout prix échapper ? De quelle "vie" parle-t-on, dès lors que chacune de ses dimensions, du travail au loisir, de la veille au sommeil, de la joie à la paix, se trouve paramètrée en microcosmes à administrer à heure régulière ? Peut-être est-ce là que se situe la perte définissant notre présent : nous vivons une époque perdue dans la mesure où elle est une époque qui produit tous les moyens permettant de la fuir - de n'en ressentir que le plus insignifiant. Notre époque est une époque perdue, car son combat est celui de la mise sous tutelle de nos émotions, de nos sentiments, de nos excitations - de leur enfermement à l'intérieur d'une camisole chimique réduisant nos peurs au silence. Mais pourquoi les taire ? La réponse est sans doute la suivante : parce que nos peurs font peur - elles nous font peur à nous-mêmes, d'abord ; et puis elles font peur à ceux qui craignent qu'elles ne nous mettent en mouvement, qu'elles ne nous poussent à nous rassembler. Car la peur, comme toutes les émotions, est contagieuse : elle est le premier véhicule de tout changement, qu'il soit personnel ou collectif - l'affaire est entendue depuis que Nicolas Machiavel, au XVIe siècle, la définit comme un des deux affects que tout prince se doit de maîtriser. Sur ce point, les princes d'aujourd'hui ne sont guère différents de ceux d'hier : à leur yeux aussi, la peur doit rester un objet de management, une émotion qui soit à leur service quand ils en ont besoin - or, aujourd'hui, ce service passe par notre anesthésie.
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