Léon Vandermeersch

C'est en quoi se marque une grande différence entre la féodalité chinoise archaïque et la féodalité européenne : Charlemagne ne savait pas lire. Au VIIe siècle avant notre ère Shen Shushi ? ?? recommande d'enseigner au fils du seigneur de Chu les annales, les généalogie royales, les ordonnances, les discours officiels, les précédents jurisprudentiels, les préceptes des anciens rois en même temps que, Shen Shushi n'a pas besoin de le rappeler, les rites et la musique. Toutes ces matières étaient contenues dans des répertoires officiels tenus à jour.

Dans les manifestations officielles, en même temps que les comportements extérieurs ritualisés disciplinent du "dehors" les conduites, les chants rituels créent l'émotion, font éprouver intérieurement l'ordre des choses. Ceux-ci comme ceux-là sont l'affaire du bon gouvernement. Les uns et les autres sont composés en sorte d'exprimer " la loi du Ciel", telle que le pouvoir doit en faire l'application dans les formes de l'ordre public en vigueur. C 'est pourquoi le responsable de la musique dans l'administration d'Etat, le grand musicographe, occupe l'un des plus hauts rangs de la hiérarchie administrative.[...] Le Guoyu indique que la fonction de ce haut dignitaire était de guider le prince dans ses devoirs en le pénétrant de ce que les grandes odes liturgiques exaltent de vertu, comme le fait l'ode CCLVI, Yiyi ?? , qui expose les admonestations à la bonne conduite du souverain que le duc Wu de Wei ??? (853-758) s'était formellement adressées à lui-même, en réalité pour les faire entendre au roi Li ?. La mise en forme de ses odes relevait des fonctions des "scribes devins" (shi 史) charge à laquelle était nommé un "scribe aveugle" (gushi ?史=les meilleurs musiciens se recrutant chez les aveugles (mais sans doute ce nom n'est pas à prendre ici au pied de la lettre, le grand musicologue n'étant par forcément réellement un non-voyant.

Aux méfaits des hommes, qui dérèglent les mécanismes de la nature répondent, à travers les dérèglements mêmes, des réactions cosmiques qui rétablissent la marche des choses. Le principe de la connaturalité de l'homme et du Ciel a ainsi pour corollaire la réactivité réciproque des hommes et du Ciel : le Ciel et les hommes sont en résonnance. Cette résonnance représenté par le 31e hexagramme du Yijing, l'hexagramme Xian 咸, dont e nom est la forme simplifiée, par abréviation radicale du coeur, du mot qui signifie "ressentir par résonnance" (gan) ; et le sens de cet hexagramme, dit le commentaire canonique, est que "c'est par là que les dix mille êtres vivent en se transformant". Cependant, alors que les êtres du monde physique, du monde végétal, du monde animal vivent et se transforment seulement par résonnance physique, biologique, instinctive, les hommes, eux, vivent et se transforment par résonnance morale. Or tandis que les lois de la physique, de la biologie, de l'instinct, ne se prêtent à aucune déviance, la loi morale, qui s'observe par l'acceptation des rites, peut être bafouée par le refus des rites, par barbarie ou méchanceté.

Pp.84-85
C'est par cette grille que la tranquillité est chiffrée comme "la femme sous un toit", la sincérité comme "parole d'homme", l'aurore comme " le soleil apparaissant au-dessus de l'horizon", le printemps comme "poussée des germes végétaux sous l'action du soleil". Seule 'écriture chinoise permet, comme le dit l'excellent calligraphe qu'était Kang Youwei (1858-1927), "d'explorer toutes les métamorphoses de la création, et toutes les époques de l'histoire, d'exprimer par elle toutes les émotions, du désespoir à l'exaltation, de reproduire en elle les gestes et postures de la nature entière - voler, nager, courir, croître, s'écouler, se dresser - et réaliser toutes les combinaisons d'énergie que e yin et le yang accomplissent au fil des saisons."

P 70
C'est sur ce terrain d'écrits officiels qu'a germé en Chine la littérature proprement dite, la littérature d'auteur, à la suite d'un ultime élargissement de l'usage de la langue graphique qui la fit sortir du monopole de l'administration et la rendit accessible à l'écriture personnelle. Cette dernière phase du développement de la langue graphique date de la seconde moitié du 1er millénaire avant notre ère. Elle fut initié par Confucius (551-479), qui, ce faisant, s'est glissé au rend de personnage le plus éminent de l'histoire de la Chine, par une véritable révolution qui a dépossédé le pouvoir de la mainmise sur le patrimoine scriptaire. Cette profonde mutation c'est effectuée en deux temps : d'abord la saisine personnelle par Confucius du corpus idéographique officiel, dans lequel s'incarnaient les traditions de la royauté Zhou, puis, dans le prolongement de cette sorte de coup de force du Maître, l'appropriation privée de la langue graphique par ses successeurs et ses émules qui se sont mis à faire ouvre d'auteurs

C'est le travail de la standardisation matériel des craquelures divinatoires qui a été vecteur de la rationalisation. Une rationalisation suffisamment poussée pour ouvrir la voie à l'invention de l'idéogramme chinois. [note de Pégase Shiatsu : c'est en effet l'habileté des chinois à classifier et à vérifier si cela correspond aux résultats observés, qui fait la grandeur notamment de la MTC, de leur agriculture, de leurs mathématiques, leurs architectures... et certainement bien d'autres domaines.... sans démonstration... et en fait naître l'efficacité redoutable de tout système chinois... sans démonstration moderne. On a tord de critiquer sans connaître.]

Dans la tradition chinoise, cet animal [la tortue] fait partie, avec le dragon, le phénix et la licorne, d'un quatuor d'entité considérées comme surnaturelles, bien qu'à la différence des trois autres, qui sont imaginaires, la tortue soit elle-même bien présente dans la nature.. C'est que la tortue est fort étrange parmi les espèces animales. Elle possède une tête et des membres, bizarrement rétractiles, la capacité d'une vie amphibie et une remarquable longévité qui font d'elle une réelle exception oologique.

Les bronzes étaient bien sûr conservés dans les familles des récipiendaires, mais les documents sur bambou et sur étoffes l'étaient dans les administrations.
Dans celles-ci, l'emplois de l'écriture s'est certainement étendu au secrétariat courant de façon tout à fait informelle. Les responsables administratifs ne se sont certainement pas privé de l'avantage de prendre par écrit, en dehors des actes officiels, des notes pratiques à conserver. Le matériel nécessaire, le bambou, était abondant, bon marché et facile à préparer, ses tiges se fendant aisément en fiches très régulières.

L'utilisation de l'idéographie dans la composition d'inscription sur bronze, plus précisément sur les vases de bronze, qui sont à l'époque des objets témoins des investitures conférées et des récompenses accordées aux dignitaires du régime, a commencé vers la fin du règne de Wu Ding, donc après es premières inscriptions oraculaires, mais peu de temps plus tard.
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C'est pourquoi la culture chinoise, si elle a moins évolué que la pensée occidentale, est en revanche marquée d'une plus forte cohérence de tous ses aspects, philosophique, scientifique, litteraire et politique.

{Introduction]
L'écriture chinoise originelle, unique en son genre de langue graphique, est un système de signes écrits inventé sous le règne de Wu Dong (1250-1192) pour noter, non pas des énoncées de langue parlée comme le font tous les autres systèmes d'écriture, aussi bien idéographiques qu'alphabétiques, mais dans les formes d'une sorte de langue scientifique, les protocoles d'opérations de divination.

VII
La raison corrélative
dans la pensée scientifique chinoise

Qu'en Chine, l'écriture, c'est à dire dans la culture chinoise l'idéographie, ait été inventé par les Maîtres de la science divinatoire, signifie que, dans la culture chinoise, la science précède la littérature. Pour entrer dans la pensée chinoise, commençons dont par la pensée scientifique. Il ne saurait être question ici d'en embrasser toute l'originalité. Essayons simplement d'y prendre, sur quelques points particulièrement saillants, des exemples de la manière dont fonctionne la pensée corrélative. Nous en trouverons dans la plus ancienne des pensées scientifiques chinoises, l'astronomie calendérique, puis dans la manière chinoise de faire des mathématiques et de la médecine, et enfin, du côté des sciences humaines, dans la conception chinoise de l'histoire.

Chez ou Yan, la manticologie se passe pour la première fois des ingrédients de la magie instrumentale qui encombre encore le Yijing. La spéculation est devenue purement conceptuelle. La contribution capitale qu'elle apporte à la pensée chinoise est de tirer de multiples corrélations jusque-là dégagées par divination entre conjoncture de toute espèce, que le Yijing expose encore à l'état brut, les concept basiques d'une métacosmologie sans équivalent dans aucune autre culture : ceux de Yin, de yang et des "5 éléments/agents" (Wu Xing)

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Pour la pensée chinoise, qu'est-ce donc qui est au-delà des formes sensibles? C'est le "Tao", c'est à dire, dans cette culture non théologique, l'ensemble des lois cosmiques qui commandent l'agencement harmonieux des mouvements et changements diverses se produisant continuellement parmi les milles êtres. Ces lois, elles ne sont pas visibles au niveau phénoménal des choses et ne sont révéler que par la divination. Que révèle la divination? Rien d'autre que les relations qui existent entre les conjonctures de temps t et les conjectures de temps t+n. Cependant - l'essentiel est là - , ce qui est ainsi révélé, l'est sur un tout autre plan que celui des enchaînements visibles de causes et d'effets. En effet, la divination sert précisément quand il n'est pas possible de prévoir les choses à partir de leur enchaînement tant celui-ci ce perd dans la complexité du flux des évènements portés par le temps qui court, à procurer la connaissance de ce qui va advenir par la révélation de relation d'un deuxième type, [note de Pégase Shiatsu : une aide à l'état méditatif qui aide à sortir de ce genre de situation complexe, par le biais d'un tirage, et pas par le mode d'une prédiction purement occidentale, sans méditation, sans réfection] dégagées instrumentalement (expérimentalement) sur un modèle de cosmos d'abord oologique (la tortue), puis numérologique 'le faisceau de 50 tige d'achillée). Ce sont ces relations d'un deuxième type qui ont été théorisées par une métacosmologie, jouant sur la corrélativité au lieu de la causalité.

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Par exemple, comme il est difficile de trouver des images, ou de trouver des combinaisons sémantiques qui puissent signifier les coins cardinaux, on les signifie par des graphies d'emprunt, dont la signification première (perdue depuis) avait pour référents des objets homonymes de points cardinaux en langue parlée : l'est est signifié par le pictogramme dong figurant apparemment un ballot, dont le nom en langue parlée était sans doute homophone du nom de ce point cardinal ; l'ouest (xi), par le pictogramme d'un nid d'oiseau, le sud (nan) par le pictogramme d'une sorte de cloche, et le nord (bei) par le syllogigramme composé de deux fois la sous graphie de l'homme, regardant dans deux sens opposés, dont la signification première devait être "se tourner le dos" (voir fig. 17).

P 17
C'est que c'est l'écriture qui donne la puissance à la pensée. Sans l'écriture, la pensée n'a que les forces de la mémoire immédiate, elle ne saurait allé très loin.

Sur une écaille de tortue ou une omoplate de bovidé soigneusement préparée en forme de plaque parfaitement lisse, l'extrémité incandescente d'une tige de bois enflammée était appliquée dans de petits évidements, composé d'une petite partie longitudinale évidée en amande et d'une partie latitudinale évidée en arrondi et tangentielle à la précédente. De cette manière, le brulage produisant sur l'axe de la face une craquelure standardisée - le diagramme divinatoire- formée de deux fissures, les deus traits, perpendiculairement l'un à l'autre d'un demi H [...] Ce sont les variantes de cette figure en demi-h, s'opposant selon que la fissure formant la médiane suit une pente montante ou descendante, qui était regardé comme un signe que ce qui allait advenir serait bon ou mauvais. [note de Pégase Shiatsu : c'est plus claire avec les illustrations du livre.]

(...) la littérature est-elle vue par les lettrés chinois comme la marque de l'humain par excellence, de même que la marque par excellence du tigre est le motif de rayures de son pelage, que celle de la forêt est le bruit du vent dans les feuilles.