Citations de Liliane Giraudon (34)
HIER LA POÈTE …
Extrait 4
Hier La Poète a vu sur le
trottoir de l'urine fumer.
L'urine dessinait l'image exacte
de la botte italienne. Il était six
heures quarante-cinq et la nuit
était brumeuse malgré le froid
sec. La Poète a ressenti un
curieux sentiment de bonheur.
Le simple fait d'exister.
[...]
Hier elle a bu un thé superbe
appelé « Baïkal ».
[...]
Hier rêvé un petit dialogue :
« Moi si j'avais pu choisir mon
nom, j'aurais dit Carence. Pas
Clarence, non, Carence. »
« Bonjour Carence. Moi c'est
Inopinée. »
si toi tu te souviens…
si toi tu te souviens
de pourquoi il y a vingt-six ans
j’ai souligné au crayon
ce passage du livre retrouvé hier
dis-le-moi éclaire-moi
je ne suis pas encore morte
mais il semble que ma vie s’efface
ce que j’écrivais m’apparaît souvent
comme écrit par une autre
qui ne serait plus celle que je suis devenue.
LA VIE ET LA MORT NE SONT PAS CE QU’ON PENSE
Extrait 2
Qui sont ces gens ?
Qui est derrière moi ?
« C’est une femme qu’il faut éviter »
L’accident d’Yvan est-il avant ou après le mariage ?
Et qui surveillait qui ?
De quels tracts parlez-vous ?
Nous n’étions pas seuls à distribuer des tracts
Et le petit chat nous l’avons eu
J’ai pris un emploi de secrétaire
Plus ça change, plus c’est la même chose
Amoureux de moi ? vous voulez rire…
Et de quel amour s’agirait-il ?
Toit est à envisager
Sauf une solution sentimentale
…
Maïakovski n’aimait pas…
Extrait 3
obscurément je l'ai toujours
su même lorsque
dans ma jeunesse
il m'est arrivé de porter
des talons qu'on appelait aiguilles
combien d'années
d'entraînement
les fragments pour l'entrepôt
passent des pieds
jusqu'à la cervelle
combien de migraines
et parfois d'insomnies
pour cette accumulation
muette la plupart
du temps invisible
parce que oui on peut
le dire souvent la chose
se fait sans nous dans
notre dos ou sous nos pieds
et si elle ne s’accomplit pas
le poème demeure
un simple petit
ossement décoratif
disposé là et sans usage.
Imaginer un taliban devenu fou comme le devint Nadir Shah fils de son épée, petit ifls de son épée. Il attaque une valse non pas sur les touches bicolores mais en prenant entre ses bras un autre taliban et en se mettant à valser sur la terre battue, entre les trous du mausolée, non loin du cimetière russe.
La laine est lisse
C’est une liste
Je suis le chien
Lâche-moi
Ce qui mord ment
Le mien est mort
Un petit meurtre
Vous dites maintenant
Et le remord
Il vient
C’est lent
Tournevis
Le corps tournant
Pas pour toi
Derviche lent
Les écrivains écrivent avec les mots des autres
Les écrivains écrivent avec les mots des autres toute la littérature précédente. Thucydide réécrivait Hérodote, Calvino les frères Grimm, Brecht François Villon et Mallarmé Edgar Poe… sauf que les mots migrent dans des corps différents. Ici, on ne contrôle pas les greffes. Moi je pique, je trafique, je greffe, comme mon père le faisait avec les pruniers (ici, trois roses pour Mary Shelley) mais je m’arrange pour effacer les traces. Brassage du compost puis montage d’un amalgame selon un système plutôt polyphonique. Montage et démontage. Acte-Observation. C’est à ça que je m’éreinte. Ça avance comme un corps démembré. Un véhicule aveugle. Beaucoup de tâtonnements. Des pannes. Parfois ça marche seul. Quasi sans moi.
LA VIE ET LA MORT NE SONT PAS CE QU’ON PENSE
Extrait 1
La vie et la mort ne sont pas ce qu’on pense
Avant ou après le mariage
Quelqu’un s’amusait à tuer
Il y a les riches et les pauvres
Et Louise ? Louise elle est morte
Plus ça change plus c’est la même chose
Le même degré dans la criminalité
Quelque chose de vague
D’informulé
D’informulable
Ils ont dit : « elle a du charme » « elle est frivole »
…
Grandes maisons avec tours et meurtrières. Murs abattus. Mûriers dont on récolte et mange les fruits. Beaucoup de vignes. Maisons aux claires-voies détruites (on y séchait les raisins). Chakardara. Vallée du sucre. Poussière des camions. Chemin de terre vers la montagne. Avant Istalif le Takht avec ses immenses platanes. Eau de source. Fraîcheur. Pas de femmes (si, deux voilées, dans une voiture). Les hommes jouant aux cartes ou aux dés sur des tapis posés au sol. Leurs fils se baignent dans des trous d’eau. Ils boivent du thé, mangent des galettes, des figues et des mûres. Plus bas, dans les vignes, des femmes transportent des matériaux de construction
Déchirablement
extrait 2
voilà sans doute ce que tu aurais dit
chaque gosier est un sépulcre ouvert
plus garçon pas encore fille
tu étais celle qui riait le plus fort
grand battement cambré et chute
ombre déconcertante
des figuiers
quelques épineux
est-ce toi qui nous avais présenté
cette fille qui dormait les yeux ouverts
l’arbre vivant deviendra un arbre mort
une extinction continuelle
bien contraire aux métaphores absolues
toi qui si longtemps
n’habitais plus la même adresse
changement de sexe
suivent les saisons
regarder observer le monde
on s’y emploie
…
Déchirablement
extrait 1
petites Cyclades peintes
puisque les fleurs se mangent
oubliez ce rocher rouge
sa vérité furtive
comme ses reflets centrifuges
loin de la mouche à viande des génocides
service d’argenterie
ce thé sur les terrasses
je n’ai pas oublié
c’est ton image qui ce soir revient
ne sachant toujours pas dans quelle terre
reposent tes ossements
un peu de lumière
jetée sur de l’ombre
qu’aurais-tu dit
qu’aurais-tu fait
nom de dieu qu’ls la ferment
…
espaces
espaces
entre les lettres entre les mots
la prose inséparable
un Cantique spectral
Missive au monde
décomposée
réduite
sa féroce ponctuation
une existence tout entière
on marche dessus
comme si c’était un chien
dans la maison d’un mort
l’activité du lendemain
la plus grave occupation
le sachant
l’ayant toujours sur
on y balaie le cœur
l’amour
bloc-partition
dont on n’a plus l’usage
puisque toujours et encore
nul somnifère n’apaise la dent
qui ronge l’âme
les vents tiennent des forêts
les vents tiennent des forêts dans leurs pattes
couvrant les marges
entre les lignes
lectures alternatives
cousues au corps
petite main qui trace
recopie
strophes brisées ou liste de mots
une méthode compositionnelle
le papier est à lettres
feuilles disjointes
un vélin crème ligné de bleu
strophes uniques
semblables à des hymnes
…
HIER LA POÈTE …
Extrait 2
Hier La Poète a perdu son
blouson rouge et fait pleurer
une femme voilée en lui parlant
du comportement violent de
son fils pendant le ramadan. La
Poète ne voulait pas faire
pleurer la mère mais le fils. Elle
se disait que s'il était si violent
c'est parce qu'il n'arrivait plus à
pleurer.
[...]
Une femme qui écrit ne peut s'encaisser que morte.
Tous les paysans venus avec leur récolte. Des raisins en masse, pastèques et melons. Des animaux vivants ou écorchés. À gauche, de grands bâtons rehaussés de tissus verts. Cimetière. Hommage aux martyrs. Route du nord. Champs de mines
Qui né poète le devient forcement, en son temps.
Pashtoun ou dari, les poèmes ne sont que plaintes et malheur. Une violence modulée.
Que sont devenues les deux petites vaches enfermées à l’arrière de la voiture dont le moteur avait pris feu hier non loin du bazar ?
Déchirablement
extrait 3
bain de prose
le vent souffle
corps d’encore garçon
dans une moitié de fille
tu traduisais The book of repulsive women
un volet claque à l’étage du haut
sentir la voix de Djuna Barnes
trouver la tienne
ce que tu t’employais à faire
des jours entiers étendu
à écouter
Morton Feldman
Cathy Berberian
un non-faire dont j’étais incapable
aucune photo retrouvée de toi
elle est devenue quoi
cette robe égyptienne
dans laquelle tu te déplaçais nu
c’est toi qui me l’avais appris
désastre
signifiait
trouble dans les astres
révélation si éclairante pour aujourd’hui.
la Dickinson bien loin devant tous
la Dickinson bien loin devant tous
caracolant Hors Livre
N’en ayant peut-être jamais voulu
construisant autrement
la maison du poème
on a enduré le mépris des générations
petits ciseaux
un peu de fil
l’abeille est noire
la mouche bleue
les siècles de juin rejoignant
les siècles du mois d’août
la forme des mots
minuscules croix et tirets
…
effet fantôme
effet fantôme du jargon des oiseaux
ce matin le jardin
était couvert de brume
entrée de l’hiver
sortie de l’hiver
arme blanche à l’égard des vaincus
au printemps ça recommence
une langue c’est un tumulte
petite puissance de frappe sans effet
bouts de papier partout
comme sortis de ta peau
parfaitement inécrits
c’est pourtant ce que secrètement tu désires
une langue de voyou
avec du féminin en pagaille
sons et sentiments
en vue d’un démontage
tandis qu’ouvert sur tes genoux
Mallarmé évoque page 736 une
« Adaptation du gaz aux lampes juives de Hollande »
amatrice de chambres
autant que de forêt triangulaire
ce froid aux pieds
vient d’une absence de chaussettes