Luc Rouban

Pourquoi le RN recueille le mécontentement des Français ?

D’abord la figure de Jean-Luc Mélenchon fait désormais plus peur que celle de Marine Le Pen . Ensuite, la gauche dans son ensemble n’a rien compris à la forte demande d’équité et d’autonomie de nos concitoyens. Égalitariste, elle considère qu’il suffit de redistribuer les richesses. Enfin, la droite classique s’étant discréditée sur le terrain social, le RN récupère habilement une part de l’héritage gaulliste, qui offrait un État fort, socialement protecteur. Que ce parti n’investisse pas dans un programme précis ne le dessert guère. (« On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », Cardinal de Retz). Ce qui fait fonctionner la machine de Marine Le Pen, c’est la nostalgie d’un discours politique qui renoue avec un républicanisme volontariste, en proposant autre chose qu’un simple discours d’adaptation aux réalités mondiales, européennes ; fut-il utopique. Enfin, sur la question migratoire, nos enquêtes ne relèvent pas une montée en flèche de la xénophobie. Mais une part des classes populaires et moyennes, en déclin, redoute d’être happée dans un grand prolétariat mondialisé. Marine Le Pen relaye la peur.

Historiquement, l’Etat est le garant moral de notre société. Jusqu’au début du XXIEME siècle, il sélectionnait nos élites. Pendant la reconstruction du pays après 1945, les hauts fonctionnaires se sont imposés comme les défendre de l’intérêt général. Depuis vingt ans, les exécutifs les rabaissent au rôle de simples exécutants de stratégies conçues avec des cabinets de consultants ; quant au service publics, ils sont ravalés au rang de guichet de redistribution. Nombre d’énarques, de polytechniciens pantouflent dans de grandes entreprises dans l’espoir de recouvrer un peu de pouvoir décisionnaire, ce qui affaiblit l’Etat. Macron, élu en 2017, la la managérialisation de l’action publique, comme la concentration des pouvoirs à l’Élysée, peuplé d’équipes peu au fait du fonctionnement de l’Etat, ont précipité cette grande confusion public/ privé. Une forme d’équilibre a été rompue: l’exemple moral qui était donné par le haut ne l’est plus. Les citoyens constatant que la hiérarchie sociale repose principalement sur de l’aléatoire, du rapport de force, des relations interpersonnelles, s’interrogent: « au nom de quoi devrions-nous obéir? » Ils sont plus prompts à se révolter. Seuls 45 % font encore confiance à la justice, cœur de l’Etat régalien ! D’aucuns justifient le recours à l’autodéfense. Et 40% disent n’appartenir à aucune communauté. Dans une société travaillée par un tel sentiment de vulnérabilité, il suffit désormais de pas grand -chose pour renverser notre système politique! (Interview dans Marianne du 7 au 13 mars 2024)

Notre pays pratique un élitisme abstrait, reposant principalement sur le diplôme supérieur, prestigieux. Dépourvu de ce trophée, le citoyen encourt le mépris. Son expérience professionnelle sera peu reconnue, il bénéficiera très rarement d’une deuxième chance. Comme il s’investit énormément dans son travail, cette absence d’équité, ce frein à sa mobilité sociale, le déçoivent immensément. Dans nos sondages, 63% des classes populaires, mais aussi 49% des classes supérieures affirment vivre dans une société inégalitaire. C’est plus que chez nos voisins. Or cette société d’ordres, de rangs, qui renvoie à l’anthropologie de l’Ancien régime monarchiste, ne fonctionne qu’avec des passe-droits: les réseaux familiaux, sociétaux, les relations à la politique. Mais les citoyens identifient parfaitement ces outils de domination. Les élites politiques multipliant en outre les entorses à la morale publique, nous arrivons à un moment où ce système ne permet plus la cohésion sociale du pays et échoue à intégrer les personnes issues de l’immigration. Le macronisme, en réactivant la morsure du mépris social, est devenu le grand moment de lucidité de la société française sur elle-même.

“les agents Publics sont
motivés lorsque l’état leur fixe
des missions claires, qu’ils jugent
utiles socialement.”

Le RN semble avoir abordé un troisième épisode dans l’existence des droites radicales contemporaines en France, un moment qui reste fortement lié à la droitisation de l’opinion au moins sur les questions régaliennes et d’immigration, mais qui intègre un tout nouveau jeu stratégique. Celui-ci est fait de positionnement sociale, par la défense désormais systématique des services publics et des fonctionnaires comme par la demande de méritocratie, mais aussi d’un verrouillage argumentaire très efficace en termes électoraux sur les thèmes de la survie nationale dans un contexte de dangers internationaux et de défense d’un mode de vie historicisé, à bon ou mauvais escient, dans le refus de la transformation générale du rapport à la production, à la consommation et à la nature qu’impose la crise climatique.
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La situation actuelle est toutefois très originale pour trois raisons. D’abord, ces violences, des Gilets jaunes aux agriculteurs, ne s’inscrivent plus dans un cadre idéologique précis: politiques sans être partisanes, elles ne formulent pas de programme, n’exigent pas un changement de régime ou la mort du capitalisme. Il ne s’agit pas d’ultra-droites, bien que des éléments nationalistes y prennent part. Leurs auteurs dénoncent principalement l’Etat et les pouvoirs publics français et européens, qui « se moquent » d’eux, ne les « reconnaissent pas ».

Toutes les classes sociales sont indifféremment représentées dans les 26-27% de nos sondés qui revendiquent ou justifient le recours à la violence: fonctionnaires, cadres, étudiants d’école de commerce, policiers municipaux. Comme le formule un maire, ils considèrent que, « pour être écouté dans ce pays, il faut recourir à la violence ». Enfin, ces mobilisations collectives se doublent d’un déferlement édifiant de violences interpersonnelles, ciblant les maires notamment.

La force électorale du RN se nourrit des faiblesses d’une société française dont les tares historiques, à savoir le corporatisme, le classement et le mépris social, la logique de rang, n’ont pas été éradiquées par le libéralisme ou par l’Etat mais réinterprétées et préservées.
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