Sa vie semblait hors de sa portée, comme si elle était dissimulée derrière une épaisse couche de brouillard. La jeune femme était dans un état second, dans lequel elle entretenait l'urgence, et où, surtout, la paix était devenue suspecte. Elle n'avait pas de souvenirs précis de son départ, mais savait que la fuite était sa seule option.
Son esprit lui opposait un balancement étrange, entre des vagues de lucidité tranquilles, pendant lesquelles ni son sort ni le jugement des autres ne l'intéressaient plus, et des moments de vigilance extrême, pendant lesquels rien ne comptait plus que sa survie. C'était comme si un animal, tapi au fond d'elle, lui rappelait à cet instant que la fuite était préférable, qu'elle était le moyen le plus sûr de prendre soin d'elle-même. Souvent, Adrienne l'écoutait. Les événements récents semblaient lointains, irréels, comme si la clef de voûte de son histoire restait inaccessible.
Elle entendait la voix du pays où elle se trouvait monter de la terre et descendre du ciel tout proche. Les présences s'unissaient parfois au lever du soleil, au moment où l'axe de la Terre oscillait entre le jour et la nuit. Un chant rauque émananit alors de toutes choses, et s'élevait dans l'air entre les collines invisibles.
Personne ne vivait là, pensait-elle, peut-être pour se rassurer, pour se convaincre qu'on ne la retrouvera pas. Alors, son esprit se calmait, et une étrange indifférence dominait le feu qui brûlait sa poitrine.
Cette maison n’était pas la sienne. Elle l’avait découverte quelques jours plus tôt, alors qu’elle explorait la région. Elle n’avait pas d’agenda, mais elle traçait une croix sur le mur de la cheminée chaque matin depuis qu’elle était arrivée dans cet endroit. Parfois, elle oubliait de le faire. Le temps était devenu une notion abstraite.
Elle s’était égarée. Pas dans la forêt, ni vraiment tout à fait dans l’espace : elle savait toujours déchiffrer les panneaux, deviner les directions, et explorer les étendues. C’était le centre, qu’elle ne savait plus situer, l’endroit que d’autres appellent chez eux. Les lieux étaient séparés les uns des autres, et chaque nouvelle journée effaçait les pas de la veille. Elle ne faisait plus l’expérience de la continuité.
Adrienne avait perdu pied.
[…]
On lui avait dit que les bois de cette région étaient habités. Certains prétendaient qu’ils avaient aperçu des formes humaines, qui les appelaient par leurs prénoms quand le soir tombait. Leurs démarches n’avaient cependant rien d’humaines.
Le délabrement de la bâtisse aurait pu l’inquiéter et donner corps à ces légendes. Pourtant, les craquements du bois malmené par le vent la tranquillisaient, comme si elle avait trouvé refuge dans un organisme solide, déjà passé par l’épreuve du temps.