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Citation de tiaconelli


M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs, et comme il ne pouvait pas plus s'empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu'à ses autres penchants tout en niant l'une comme les autres : «D'ailleurs j'ajoute que j'admire tout autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins, pensez le courage qu'il faut ! Mais ce sont des héros, tout simplement. Qu'est-ce que ça peut faire que ce soit sur des civils puisque des batteries tirent sur eux ? Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon ?» J'avouai que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m'ayant donné l'habitude, pour mon travail, de le remettre jour par jour au lendemain, je me figurais qu'il pouvait en être de même pour la mort. Comment aurait-on peur d'un canon dont on est persuadé qu'il ne vous frappera pas ce jour-là ? D'ailleurs formées isolément, ces idées de bombes lancées, de mort possible, n'ajoutèrent pour moi rien de tragique à l'image que je me faisais du passage des aéronefs allemands, jusqu'à ce que, de l'un d'eux, ballotté, segmenté à mes regards par les flots de brume d'un ciel agité, d'un aéroplane que, bien que je le susse meurtrier, je n'imaginais que stellaire et céleste, j'eusse vu, un soir, le geste de la bombe lancée vers nous. Car la réalité originale d'un danger n'est perçue que dans cette chose nouvelle, irréductible à ce qu'on sait déjà, qui s'appelle une impression, et qui est souvent, comme ce fut le cas là, résumée par une ligne, une ligne qui décrivait une intention, une ligne où il y avait la puissance latente d'un accomplissement qui la déformait, tandis que sur le pont de la Concorde, autour de l'aéroplane menaçant et traqué, et comme si s'étaient reflétées dans les nuages les fontaines des Champs-Élysées, de la place de la Concorde et des Tuileries, les jets d'eau lumineux des projecteurs s'infléchissaient dans le ciel, lignes pleines d'intentions aussi, d'intentions prévoyantes et protectrices, d'hommes puissants et sages auxquels, comme une nuit au quartier de Doncières, j'étais reconnaissant que leur force daignât prendre avec cette précision si belle la peine de veiller sur nous.
La nuit était aussi belle qu'en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l'effroi que j'avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, et comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense. «Vous n'avez pas peur ? répéta M. de Charlus. Les Parisiens ne se rendent pas compte. On me dit que Mme Verdurin donne des réunions tous les jours. Je ne le sais que par les on-dit, moi je ne sais absolument rien d'eux, j'ai entièrement rompu», ajouta-t-il en baissant non seulement les yeux comme si avait passé un télégraphiste, mais aussi la tête, les épaules, et en levant le bras avec le geste qui signifie, sinon «je m'en lave les mains», du moins «je ne peux rien vous dire» (bien que je ne lui demandasse rien). «Je sais que Morel y va toujours beaucoup», me dit-il (c'était la première fois qu'il m'en reparlait). «On prétend qu'il regrette beaucoup le passé, qu'il désire se rapprocher de moi», ajouta-t-il, faisant preuve à la fois de cette même crédulité d'homme du Faubourg qui dit : «On dit beaucoup que la France cause plus que jamais avec l'Allemagne et que les pourparlers sont même engagés» et de l'amoureux que les pires rebuffades n'ont pas persuadé. «En tout cas, s'il le veut il n'a qu'à le dire, je suis plus vieux que lui, ce n'est pas à moi à faire les premiers pas.» Et sans doute il était bien inutile de le dire, tant c'était évident. Mais de plus ce n'était même pas sincère et c'est pour cela qu'on était si gêné pour M. de Charlus, car on sentait qu'en disant que ce n'était pas à lui de faire les premiers pas, il en faisait au contraire un et attendait que j'offrisse de me charger du rapprochement.
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