Conférence sur Marcelin Pleynet
Privas, 12 janvier 2013
Bonjour à tous,
Je voudrais débuter mon intervention par le geste habituel — à savoir un remerciement — mais adressé de façon tout à fait inhabituelle, c’est-à-dire à « la Fortune, la Chance ». Ce subtil escamotage devrait m’aider à « situer » mon intervention tout en y plongeant in medias res, dans le vif.
Poussé par ce faux et heureux hasard, j’ai ouvert un livre révélateur de Marcelin Pleynet, qui porte ce titre attirant : La Fortune, la Chance, publié en 2007. Je reprends quelques phrases de l’œuvre d’Aristote, les Parties des animaux, citées par Martin Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme :
D’Héraclite on rapporte un mot qu’il aurait dit à des étrangers désireux de parvenir jusqu’à lui. S’approchant, ils le virent qui se chauffait à un four de boulanger. Ils s’arrêtèrent, interdits, et cela d’autant plus que, les voyant hésiter, Héraclite les invite à entrer par ces mots : « Ici aussi les dieux sont présents ».
« Ici aussi », explique Pleynet, dans le règne de l’accoutumé, du prévu, du calculé, dans cette réalité qui nous paraît sans prétention, « les dieux sont présents ». Pour cela, il faut une petite révolution de notre façon de nous approcher de l’instant, de vivre notre propre « être présent » face à une certaine situation. Il faut affronter l’imprévu, s’émanciper de tout contraint temporel. Il faut, pour le dire avec Pleynet, libérer les hasards.
Ici même : « SITUATION : tactique qui se meut dans l’instant, et se joue des événements pour en faire l’occasion... la chance ».
J’ai rouvert La Fortune, la Chance. À la fin j’ai trouvé une chance, et surtout le fil de mon histoire, à travers les hasards. « Suites musicales. La Fortune et la Chance : Venise ». Pleynet y célèbre Venise et sa musique atemporelle, savante. Au cœur de cet incomparable lieu où Occident et Orient se rencontrent (Rome et Byzance), dont l’arrivée est toujours un départ — on pourrait dire, « le seul départ » —, la ville investie de la lumière grecque qui a abandonné notre civilisation, Pleynet songe à Monteverdi, à la durée qui est harmonie : « comme dans l’art d’aimer... l’empire immense de la musique... l’immensité de Venise... civilisation d’une familière et enveloppante immensité... En tout point derrière cette arche... cette immensité est musicale... ».
Dans cette « situation », enfin, le secret, la Fortune, la Chance... je découvre en même temps, le titre d’un madrigal de Monteverdi, Ogni Amante è Guerrier, sur un poème d’Ottavio Rinuccini, l’un des premiers librettistes italiens. Sous la plume de Pleynet, comme dans la musique qui en accompagne les mots, il y a une synesthésie radicale, totalisante et fluide. Les architectures, les lignes, la lumière de Venise deviennent une partition en acte : le mouvement de la musique que tout suspend et enlève, et la voix de Monteverdi qui « habite l’air que nous respirons ». Couleurs de la lumière, fleur, une basilique vénitienne « qui verdit ». Voici, dans les mots de Pleynet, l’instant de la Chance, libéré du poids des hasards :
Et il me semble que mon œil et ma main se détachent et passent très vite à droite, détachés de moi, emportés en un éclair, fléchés, bien au-delà de la basilique Saint-Marc... dans le ciel.
Un autre nom, à vrai dire, est sous-entendu dans ce chapitre de La Fortune, la Chance : celui d’Antonio Vivaldi, né à Venise et devenu maître à l’Ospedale della Pietà. Musique et Venise, autant dire des synonymes, pour Pleynet.
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Écrit en dansant
Itinéraires de Marcelin Pleynet
Hommage à Marcelin Pleynet
La première chance m’a été donnée par deux amis de Pleynet qui malheureusement ne sont pas ici aujourd’hui : Florence Lambert et Augustin de Butler. C’est à eux que je dois la lecture des œuvres de Pleynet, c’est à eux également que je dois ma participation à ce dossier qui vient d’être édité grâce aux soins de la revue Faire Part. « Inexpert curieux » de sa poésie, je me suis penché sur la note rimbaldienne et sur quelques suggestions qui caractérisent d’une manière frappante, à mes yeux, le premier recueil de poèmes de Pleynet, Provisoires Amants des nègres. Dans la stratification de sens de son écriture (la célèbre formule de Rimbaud « littéralement et dans tous les sens »), riche palimpseste ininterrompu, je voyais une stratégie vouée à dénoncer la désolation moderne du langage, dominé, appauvri par la technologie et le mercantilisme outrancier et destructeur de la communication coûte que coûte. Dans mon écrit, je formule ces questions de façon indirecte, mais naturellement ma référence essentielle reste, côtoyant Rimbaud, Martin Heidegger. « La pensée et la poésie chacune de sa façon particulière [...] sont le dire essentiel », écrit-il dans Qu’appelle-t-on penser ?. Pour lui il faut nous débarrasser de toute vue esthétique de l’Art :
La langue n’est pas seulement zone d’expression, ni seulement moyen d’expression, ni même seulement les deux ensemble. Poésie et Pensée ne se bornent jamais à utiliser la langue, à demander son secours pour se déclarer, mais Pensée et Poésie sont, en soi, le parler initial, essentiel et par conséquent du même coup le parler ultime que parle la langue à travers l’homme.
Parler la langue est tout à fait différent de : utiliser une langue. Le parler habituel ne fait qu’utiliser la langue. [...] nous sommes, dès que nous prenons le chemin de la pensée, aussitôt tenus de prêter spécialement attention au dire de la parole.
Dans la parole de Pleynet et de son Provisoires Amants des nègres, on retrouve, à partir du titre e de l’exergue, un refus net et précis du bavardage invétéré envahissant notre quotidien, cette « mort des mots » par sécheresse, dont la poésie de Pleynet dit le poignant danger. Dans ma contribution, je relève, en même temps, la part confiée à la mémoire, perçue in primis comme dialogue et espace de liberté. C’est ce que Hölderlin aborde dans un poème que Pleynet cite dans sa Chronique vénitienne de 2010 :
La mémoire est aussi pour l’homme dans les mots
La solidarité entre les hommes
Vaut pour leur bien la vie durant les hameaux
Mais c’est en lui que le savoir questionne
En second lieu, je visais la source de la résonnance rimbaldienne dans toute l’œuvre de Pleynet, en soulignant, si possible, l’enjeu fondamental de sa lecture et de cette fidélité constante. En 1983, à propos de la dynamique du départ que Provisoires Amants des nègres implique, Pleynet écrira une « aventure libre dans la partition d’une langue qui résonne aujourd’hui comme hier en
corps et maintenant ». La poésie de Rimbaud se donne comme l’antithèse d’une réponse définitive, ne cessant de résonner dans les écrits de Pleynet. Il s’agit sans doute d’une question d’oreille, de ton.
Ma seconde chance est liée à un livre de Pleynet, auquel j’ai eu le privilège de consacrer une attention toute particulière : L’Amour vénitien, publié en 1984. Ma traduction italienne de cet ouvrage, en collaboration avec Augustin de Butler, qui va paraître bientôt en Italie et en France, s’ouvre en guise de préface, par un entretien avec Marcelin Pleynet et se termine par une postface consacrée à l’amour vénitien et à son architecture musicale. J’ai essayé de saisir ce livre comme un unique poème que la lumière vénitienne décompose en plusieurs panneaux, — dans ce livre, donc, je suis arrivé à rassembler les multiples thèmes de Pleynet en un unique et grand Amour, où « chant, musique, peinture et poésie habitent le poème comme ils [l’]habitent », pour paraphraser un passage de sa préface. Et ce qui me paraît le plus admirable est cette logique qui préside la poésie de Pleynet, qui n’est ni rigide, ni monotone : la Venise de Pleynet est mouvance et mouvement, elle jouit d’un « emportement musical » qui, comme chez Vivaldi, englobe les éléments naturels, et plus encore les marbres et l’or qui promettent son éternité. Le passage lui-même est musique : le plain-chant domine l’air instable de Venise, lui imposant sa monodie. Tout ce qui est perçu, vu, senti — et surtout vécu — est immédiatement entendu musicalement. Tout naturellement je rejoins ici ma première « chance » : cette « musique savante » est aussi celle de Rimbaud. Je songe en particulier aux vers de 1872 et aux Illuminations, dont Verlaine avait invité à en cueillir l’aspect pictural à travers une prétendue racine anglaise, en proposant les sous-titres « Painted Plates », « Coloured Plates », sans oublier la charge de « lumière » qui est implicite dans le titre. Rimbaud est très sensible à l’éblouissement de l’aube : « J’ai embrassé l’aube d’été », dit le texte homonyme ; sans passer sous silence la célèbre lettre du poète à Ernest Delahaye de « Parmerde », datée de « Jumphe 72 ».
Maintenant c’est la nuit que je travaince. De minuit à 5 du matin. Le mois passé, ma chambre, rue Mr-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. À trois heures du matin, la bougie pâlit ; tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c’est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. — Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c’était une mansarde, ma chambre. À 5 heures, je descendais à l’achat de quelque pain ; c’est l’heure. Les ouvriers sont en marche partout. C’est l’heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger, et me couchais à 7 heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été, et les soirs de décembre, voilà ce qui m’a ravi toujours ici.
Dans L’Amour vénitien, Marcelin Pleynet paraît avoir voulu éterniser cette « heure indicible » à laquelle Rimbaud fait allusion.
Venise, baignée par les lumières de l’aube ou du couchant, est bercée par une musique atemporelle et immanente. L’amour de Venise, n’est que l’amour « d’une lumière, d’un éclat, d’un départ ». « Départ dans l’affection et les bruits neufs », écrit Rimbaud dans un poème en prose des Illuminations, Départ. La parole de Pleynet, dans L’Amour vénitien, accepte la profondeur de la surface, « en clichés », tout comme Venise, ville-surface, repose sur le gouffre marin. Ces eaux, qui de pair avec la lumière du soleil, paraissent l’une des conditions du mouvement vénitien : le « clavecin des eaux » peut monter jusqu’à nous. Les marées mouvantes créent un équilibre menaçant. Le corps, le corps séduisant de Venise, est un bateau suspendu qui roule et brille, « prière de l’eau et du vent / barque d’or ».
Andrea Schellino
Références :
Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, éd. Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, PUF, 1954.
Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, éd. Roger Munier, Paris, Montaigne, 1957.
Marcelin Pleynet, Les Trois Livres : Provisoires Amants des nègres - Paysages en deux suivi de Les Lignes de la prose - Comme, Paris, Seuil, 1984.
Marcelin Pleynet, La Fortune, la Chance, Paris, Hermann, coll. « Lectures », 2007.
A. Rimbaud, Œuvres complètes, édition établie par André Guyaux, avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris 2009.
Marcelin Pleynet, L’Amore veneziano, traduzione e cura di Andrea Schellino, con la collaborazione di Augustin de Butler, Faloppio, LietoColle, 2013.
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