Citations de Marianne Alphant (27)
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« C’est humiliant pour moi », disait un jour Clemenceau à Monet. « Nous ne voyons pas du tout les choses de la même façon… Mon œil s’arrête à la surface réfléchissante et ne va pas plus loin. Avec vous, c’est une autre affaire. L’acier de votre rayon visuel brise les apparences… Et tandis qu’en regardant un arbre, je ne vois rien qu’un arbre, vous, les yeux mi-clos, vous pensez : « Combien de tons de combien de couleurs aux transitions de cette simple tige ? »
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« Il a raison : n'importe quel livre plutôt que rien ».
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J’entrevois bien ce que je veux faire, mais n’y suis pas encore. C’est si clair, si pur de rose et de bleu que la moindre touche pas juste fait une tache de saleté.
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On a tort peut-être de n'envisager l'anonymat des "Lettres Provinciales" que sous l'angle de la prudence et d'une clandestinité nécessaire.
[...] si dangereux que soit le contexte, il y a un plaisir du travestissement et du mystère qui éclate à chaque instant. Rien n'obligeait Pascal à faire suivre la troisième "Provinciale" de la fameuse signature chiffrée en dix lettres : E.A.A.B.P.A.F.D.E.P.
On terminera par la mélancolie de ces ruines - ce qui reste du monastère rappelant les éclats d'une Apologie éparse dans les "Pensées". Ou bien encore on reprendra cette histoire, à nouveau, en commençant par la Grâce.
(Excipit)
Prenez soin de vous. Et qui le fera sinon les livres ?
Si Pascal lui-même a voulu l'explosion qui a soufflé le bâtiment, s'il a lui-même lacéré ses discours en autant de "méchants petits papiers" qui plongeront ses proches dans un désarroi plein de regret, au nom de quoi faudrait-il revenir, contre sa volonté, à un état antérieur ?
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Et dans ce monde superficiel, instable, les rapides, les merveilleux et saoulants reflets. Des bleus enchâssés dans des noirs, juxtaposés à des jaunes, se heurtant et rebondissant les uns contre les autres avec une intensité stupéfiante, comme le maquillage criard des filles de l'endroit. On dirait qu'ici tout est lié, l'explosion des rires et celle des reflets, et que Monet apaise sa rancoeur et sa révolte en recréant au bord de l'eau un univers où tout se tient: ses tourments et l'ombre confuse des arbres de gauche, sa pauvreté et les barques sans emploi, sa vie ballotée et les remous de l'eau.
Figure d'un mouvement irrégulier qui a ses creux et ses sommets, comme l'oscillographie de la lecture avec ses élans et ses dénivelés, ses ondulations presque étales en terrain connu, ses reflux passagers d'intérêt, avant que brusquement reviennent l'ardeur, l'intensité, le sentiment - comment l'appeler, cet élan qui porte la lecture et ressemble à la Grâce ?
« on ne sort pas de chez soi sans cet en-tout-cas, le livre. »
Ce que nous lisons est le fait d'un homme dont l'esprit concret s'invente à tout moment des supports. Il pense à l'aide de courbes. Il dessine des figures. Sa pensée s'exerce à partir d'images, de citations de Montaigne ou des Ecritures. Il écrit en portant sur lui, cousu dans la doublure de son habit, le papier du "Mémorial" enveloppé de sa copie sur parchemin. Il écrit avec la "ceinture de fer" dont les pointes le meurtrissent pour le rappeler à l'humilité.
Un rectangle de papier oblong, une bande en forme de languette, un très petit rectangle, un grand rectangle, un petit papier en hauteur, un morceau oblong, deux ou trois languettes : c'est une page parmi d'autres du manuscrit autographe des "Pensées", la page 23 du Recueil original. On y compte neuf fragments sur autant de supports différents. Papier découpé en largeur : "Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même [...]". Bande étroite : "Les hommes s'occupent à suivre une balle et un lièvre ; c'est le plaisir même des rois". Simple papillon : "Bassesse de l'homme jusques à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer". Morceau de page : "Le bon sens. Ils sont contraints de dire "Vous n'agissez pas de bonne foi ; nous ne dormons pas, etc." Que j'aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante ! [...]", etc. Papillon vertical pour une seule phrase entrecoupée de rejets à la ligne : "Trop et trop / peu de vin / ne lui en donnez / pas il ne / peut trouver / la vérité / donnez-lui / en trop de même". Format oblong : "Pourquoi me tuez-vous ? - Eh quoi ! Ne demeurez-vous pas au-delà de l'eau ? [...]", etc. Mince languette : "Infini milieu - Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n'entend rien". Autre languette encore, écrite d'une main étrangère : "Combien de royaumes nous ignorent !"
« Est ce ainsi que cela tourne hors du livre : au cauchemar ? »
« Lis-le et tu y trouveras un monde. »
On ne jette pas les livres, objets d'amour tout puissants, Hold me, Hug me.
Non qu'il n'y ait pas de fil : c'est plutôt qu'il y en a dix ou vingt ou davantage, et d'ailleurs tous sectionnés.
Ce qui tient ces éclats disjoints est à jamais plus fort que notre besoin d'ordre. C'est le hasard - qui donne les pensées et qui les ôte -, c'est l'histoire, c'est la maladie, c'est la mort. C'est l'insatisfaction de Pascal et la rapidité de son esprit. C'est un mélange inconcevable d'énergie et de fragilité.
L'ordre ? Il n'a pas à vrai dire progressé depuis plus de trois siècles ; il ne s'est pas défait non plus. D'entrée de jeu, il était perdu.
Lecture de la perte, lecture qu'on pourrait dire en deuil et comme telle inconsolable.
Comme s'ils étaient pourvus d'une sorte d'aimantation, il semble que les fragments s'attirent par-delà leur séparation, mais, en même temps, qu'ils s'amortissent quand on les soude pour les enchaîner, si bien que la mystérieuse composition qui est celle des Copies et qui tient séparés les fragments frères, confère à chacun ce qu'on pourrait appeler sa plus grande magnitude.