Marianne Brisebois

-L'échec, c'est de passer à côté de ce qui nous rendrait heureux maintenant, en regardant en arrière sans accepter que la vie nous ait changés.

Je pose ma main sur la sienne et le regarde dans les yeux. Les photos sont différentes du miroir, lui qui en a une phobie. Il n'est plus seul avec lui-même pour voir tout ce qui lui fait honte de son propre corps. Les photos capturent des moments naturels, le placent dans un décor qui l'empêche de distordre ses perceptions.

C’est peut-être tout ce qui compte: les joies faciles, les amours qui durent, les amitiés que les années n’ont jamais mises à l’épreuve. C’est vrai que c’est facile depuis le début.

Elle est gentille, ce n’est quand même pas elle qui me donne envie de retrouver mon vrai lit. En fait, au fond de moi, je le sais. Parce que je le sais toujours. Julien a raison: je ne peux jamais prétendre ne pas me comprendre moi-même. Cette rare aptitude est aussi un horrible parasite.

On parlait déjà de notre futur mariage alors que nous avions à peine dix-sept ans. Pas avec sérieux comme le feraient des gens accrochés aux traditions, mais avec l’amusement rêveur qui nous colle à la peau quand on tombe amoureux. Cette bulle ne nous a jamais quittés, tout le long de nos études. Parce que cette période de nos vies sert à penser à l’après, à la liberté qui viendra, aux projets qui pourront se concrétiser. Et nous avons toujours su que nous serions ensemble pour la suite. Pour toutes les suites.

Chaque été, nous nous retrouvons ici pour renouer avec l’insouciance, oublier les jours à venir et le fait que nos corps ne supportent déjà plus aussi bien quatre Palm Bay de suite. Ça passait mieux à dix-sept ans.

L’avantage d’être chez une mère divorcée qui ne s’en remet pas, c’est qu’elle a encore un lecteur DVD et la collection de films de mon enfance. L’autre avantage: elle a une bonne réserve d’alcool fort. Je prendrais même les trucs de vieux fermiers de la famille de Julien. Une once de gin pour que la douleur passe avant de me rendre compte que je souffre. Mais on s’acharne beaucoup trop à l'imaginer à ma place.

T’étais de loin la plus belle. Avec tes longs cheveux qui blondissent en été pis tes lunettes de hipster, je pense que j’étais amoureux avant d’avoir eu le temps de remarquer que t’avais aucun rapport dans un camp de jour. À moins que ce soit ça, dans le fond. T’étais différente.

Je pense que les filles aimeraient ça qu’on soit un couple plate. Juste pour croire qu’elles sont ben mieux célibataires ou dans un couple pas stable. Steph, depuis que son chum l’a laissée, elle m’a répété cinquante millions de fois qu’elle est tellement bien toute seule. Qu’elle peut enfin prendre des bains, pis lire tranquille. OK? Moi aussi, je peux!

Je crois que j’aurais été une enfant dépressive si on m’avait imposé ce genre de vacances. Peut-être que je faisais de la projection sur Eliott-le-rouquin, lui qui ne parlait presque jamais et qui trébuchait chaque fois qu’on le forçait à se joindre à une activité.

J’existe encore, même si c’est juste pour soulager la haine, l’incompréhension. Je suis un objet de défoulement. Je ne sais pas si je comprends moi-même. En fait, Julien dirait que je comprends très bien. Il aurait raison, encore. Parce qu’il me connaît depuis toujours. Il ne m’oubliera pas en deux jours.

Je n’ai jamais parlé de succès. Qu’est-ce que ça veut dire, de toute façon? Mais je connais Julien et ses raccourcis intellectuels quand il est en colère. Succès ou pauvreté, genre. Fierté ou oubli. C’est vrai que je suis maintenant pauvre et qu’on se donne trop de mal à me faire sentir oubliée pour que j’y arrive.