Marie-Jeanne DURRY À propos dEden (France Culture, 1970)
Un entretien public de la poétesse avec Robert Kanters diffusé aux mois davril et de mai 1970 sur France Culture.
METAMORPHOSE
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Cette pierre sur la nue,
Dans cet air où tremble et ruse
Une clarté d'outre-mer,
Où se donne et se refuse
Entre l'ombre et la lumière
Un monde errant dans un rêve,
Cette ligne de montagnes
N'est plus au loin qu'une grève,
Une plage au bord du ciel.
En océan de vapeur
Se fond un songe de roche,
Arabesque reposée
De lignes que rien n'achève!
Tout à coup le silence a la douceur d'une chair.
Chaque minute est ronde.
A travers les murs les plus épais j'entends ton pas.
Même si tu détournes la tête je sais tes yeux.
Sans te toucher j'ai ton visage entre les paumes.
Où tu reviens je ne cesse de naitre.
Le ciel pleut, sans but, sans que rien l'émeuve,
Il pleut, il pleut, bergère ! sur le fleuve...
Le fleuve a son repos dominical
Pas un chaland, en amont, en aval.
Les Vêpres carillonnent sur la ville.
Les berges sont désertes, sans idylles.
("Dimanches")
Dans une fuite heureuse les mots…
Dans une fuite heureuse les mots s’échappaient de toi.
Le poème que tu n’écriras pas, la secrète source du poème
ouvert sur la mer où seule je glisse parmi la solitude des sou-
venirs, coulait intarissable, eau de l’âme, secrets changeants,
passés défaits. Les vagues, les feuilles, les anciennes amours,
tremblaient dans la chambre. Mon sommeil t’écoutait à travers
toi. Je t’entendais, prisonnier sous mes paupières.
SUR LA BOULE TRANSPARENTE…
Sur la boule transparente, la plus fine pointe avait gravé le
poème, et dans le vide elle roulait. Il n'y avait pas même un
oiseau pour cueillir ce soleil de chant et de verre et l'emporter
dans son bec ! Mais au milieu de la nuit deux centenaires sorti-
rent du sommeil. Je suis belle, dit la femme. Je suis jeune, dit
l'homme. Ils se levaient nus. Les infirmiers firent taire ces vieux
fous et les remirent au lit, très couverts.
Mon ombre devant moi, j’allais la piétiner
Mais sans cesse elle échappait à ma fureur,
Fugace, tenace, nulle et collée au sol,
Sans attache liée à mon corps sans racines,
Entre les arbres mon corps droit qui marchait,
Que mimait renversée, ivre, cette ombre
Gisante et noire où je deviens fantôme,
Où je tournerai, sans m’atteindre, autour de moi,
Si je ne m’abats pas la face sur sa face
Pour former avec elle une nuit immobile.
DANS UN VIDE REMPLI DE MOTS…
Dans un vide rempli de mots que je ne trouverai jamais tour-
billonne le chaos où chacun ressemble à tous et ne ressemble qu'à
lui-même. Les choses dont je m'empare avec les mains, avec les
yeux, sont la vie séparée que je ne puis rejoindre. Incroyable
première feuille au bout d'un tordion de vigne, je te perds si ne
te saisit ma parole. Flocons de neige rouge que le vent chasse
des pêchers, un langage pour vous recueillir dans mon cœur ! Mais
lourde près de toi, et closes mes lèvres sur l'amour que rien
n'exprime, quel cri m'ouvrira où je me délivre enfin ?
NUÉE
Comme si rien n'était solide, comme si
Je marchais sur un trou, comme si leurs corps denses
Allaient se diluer en poussière de nuit…
Mon geste vain s'ouvre et se ferme sur des formes
Qu'en plein jour le soir mange et mes yeux qui s'endorment
Ne percent plus la brume où s'enfonçaient vos traits
Vous que je tiens, vous que je serre, et qu'en secret
Je veille dans la veille et le silence ainsi
Qu'une bête couvant en elle ses petits.
Un tournoiement abat le ciel bas sur les toits,
Est-ce le monde qui bascule ? suis-je moi ?
L'air vacille sans plus d'épaisseur que la vie.
EMPREINTE
Je ne travaille pas la pierre, mais le
temps !
Prends le vase de bronze noir
Le dur basalte où la nuit joue
En blanc j’y gravai ton visage
Et des signes indéchiffrables
Monde et moi…
Monde et moi, inconsistance ! Un rêve, oui. Mais
un rêve vrai. Du vrai qui n’en est pas. C’est vrai
pourtant la souffrance. Vrai ce mal au creux du
corps. Vraie l’angoisse. Vraie cette chaise. Ta
veste, le laineux, le rêche. Vrai que tu dors près
de moi, que je vois tes beaux cheveux presque
tout blancs, ton profil romain. Le drap se soulève
au rythme de ton souffle. Ton bras, je le touche,
sous les couvertures. Clouée par l’oppression qui
pèse sur mon ventre son poids de pierre je tournoie
dans le Rien.