Dans une fuite heureuse les mots…
Dans une fuite heureuse les mots s’échappaient de toi.
Le poème que tu n’écriras pas, la secrète source du poème
ouvert sur la mer où seule je glisse parmi la solitude des sou-
venirs, coulait intarissable, eau de l’âme, secrets changeants,
passés défaits. Les vagues, les feuilles, les anciennes amours,
tremblaient dans la chambre. Mon sommeil t’écoutait à travers
toi. Je t’entendais, prisonnier sous mes paupières.
SUR LA BOULE TRANSPARENTE…
Sur la boule transparente, la plus fine pointe avait gravé le
poème, et dans le vide elle roulait. Il n'y avait pas même un
oiseau pour cueillir ce soleil de chant et de verre et l'emporter
dans son bec ! Mais au milieu de la nuit deux centenaires sorti-
rent du sommeil. Je suis belle, dit la femme. Je suis jeune, dit
l'homme. Ils se levaient nus. Les infirmiers firent taire ces vieux
fous et les remirent au lit, très couverts.
DANS UN VIDE REMPLI DE MOTS…
Dans un vide rempli de mots que je ne trouverai jamais tour-
billonne le chaos où chacun ressemble à tous et ne ressemble qu'à
lui-même. Les choses dont je m'empare avec les mains, avec les
yeux, sont la vie séparée que je ne puis rejoindre. Incroyable
première feuille au bout d'un tordion de vigne, je te perds si ne
te saisit ma parole. Flocons de neige rouge que le vent chasse
des pêchers, un langage pour vous recueillir dans mon cœur ! Mais
lourde près de toi, et closes mes lèvres sur l'amour que rien
n'exprime, quel cri m'ouvrira où je me délivre enfin ?
Marie-Jeanne DURRY – À propos d’Eden (France Culture, 1970)
Un entretien public de la poétesse avec Robert Kanters diffusé aux mois d’avril et de mai 1970 sur France Culture.