Pop Corn et Mauvaise Foi avec Marie-Paule Dolovici
(...) Quelques minutes plus tard, un fusilier, suivi d'un petit âne, se présenta.
- A qui devons-nous apporter le bourricot?
- Moi...
- On a dû le décharger pour toi et mettre les réserves sur un autre animal. Tu nous fais bien des ennuis. Prends-en soin, au moins.
Elle caressa le museau humide et chaud. Il souffla sur sa main. Ses babines saisirent le bout de sa manche. Elle rit, enchantée. Elle le gratta entre les longues oreilles, il baissa un peu la tête, quémandant des cajoleries. Comme tous les ânes corses, il portait le signe du Christ sur son dos, une ligne plus sombre en forme de croix sur ses poils gris. Il était bâté. Récupérant ses affaires et surtout son fusil, elle grimpa avec agilité, en amazone. Et tenant la longe, le talonna. Il paraissait docile et doux. Elle se mit en route, saluant d'un geste débonnaire le soldat, vaguement surpris.
Quand enfin la soupe commença à mijoter, Anghjulu revint triomphalement avec de beaux morceaux de cabri.
- Mais d'où tu sors ça, toi? s'écria Ghjasippina.
- C'est le berger Francescu Maria qui me l'a déniché! Et voilà! Tu vas pouvoir le faire ton repas de roi!
- Ô Misère! Jamais on n'aura le temps! Faustina, tu le porteras au four qui se trouve derrière et tu en surveilleras la cuisson. Je servirai les plats. Anna, tu finiras les fritelle. Mais ne les fais pas trop tôt. C'est meilleur quand elles sont encore toutes chaudes.
La maison résonnait de mille bruits. Il semblait que les invités s'installaient. Des discussions allaient bon train. La soupe glougloutait avec gaîté. Il fallait commencer le service. Elle montait des flasques de vin et des aiguières d'eau ainsi que la charcuterie. Anna se remit au travail, la masse de saindoux fondait en chantonnant, prête à recevoir les délicats beignets. Elle jetait les petites boules de pâte dans la graisse bouillonnante, elles se gonflaient en flottant à la surface, bien rondes, dorées et croustillantes.
Au-dessus du chaudron, il faisait une chaleur infernale. La friture lui sautait au visage en visant ses yeux avec malignité.
Anna était dans l'écurie, passablement agitée, et brossait ses chevaux avec une vigueur peu commune, tentant de calmer sa nervosité et sa colère.
- Si tu continues, ces chevaux n'auront bientôt plus de cuir!
Elle n'eut pas besoin de se retourner, reconnaissant sa voix.
- Je suis furieuse, Votre Excellence. Je ne peux comprendre qu'on puisse agir ainsi. Faire passer son intérêt particulier avant le bien général, par orgueil, par pur orgueil! Que nous propose-t-il à part le joug génois? Comment peut-il rejeter vos idées? Comment peut-il contrarier notre recherche de liberté? Comment peut-il défier le choix de tout un peuple?
- De tout un peuple? Non, mon Sgaiuffu... Rappelle-toi, toutes les pieve n'étaient pas à Casabianca... Tant s'en faut!
- Peut-être... mais par sa faute le sang de nos frères va couler! Par sa faute, l'union pour laquelle vous vous démenez va voler en éclats! Il a fait son serment. Ce n'est qu'un parjure!
De rage, elle jeta sa brosse dans la paille. Paoli sourit tristement. Sa colère lui réchauffait un peu le coeur. Il se baissa pour la ramasser.
- Faites attention, il faut prendre soin du matériel. Nous avons peu de moyens, je tiens à vous le rappeler.
Bastia, novembre 1753
Soeur Maria Dumenica fixait la fillette. Elle gardait obstinément la tête baissée et pleurait silencieusement. Elle n'était plus tout à fait une enfant d'ailleurs. Mais à cet instant, elle paraissait si vulnérable. La Soeur la trouvait jolie, une de ces petites brunes pleine de feu et de vivacité, ce qui lui avait porté tort bien souvent dans ce couvent dont les règles strictes encadraient les pensionnaires placées pour être instruites. Non, cette demoiselle n'était pas faite pour vivre de cette manière.
Le futur Général de la Nation réfléchissait quant à lui aux grandes lignes de son gouvernement. Tout d'abord, rétablir la Justice, modifier les lois rances et iniques des Génois, et, de ce fait, réprimer sévèrement toute velléité de vendetta. Il allait devoir frapper vite et fort afin d'empêcher ces luttes sanglantes qui pouvaient mener à la guerre des villages entiers. C'était par la Justice qu'il devait ramener la paix civile, celle des Génois ne permettant pas aux Corses de faire appel à autre chose qu'à une vengeance personnelle et dévastatrice. Il devait s'attaquer à la sacro-sainte habitude de protéger ses parents coupables de méfaits. Mais elle devait accorder satisfaction à tous, même aux plus humbles, quel que soit le litige. Des tribunaux devraient être créés dans chaque pieve, des magistrats nommés...