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Citations de Marion Fayolle (113)


La mère de la gamine mange en face de la mémé. Un tête-à-tête avec ses propres défauts, avec tout ce qu'elle refuse de devenir.
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Ils ne sont pas nombreux a avoir leur force de caractère, il en faut pour résister a la solitude et au climat. Ils aiment se rassembler, sentir qu ils ne sont pas seuls, qu il y en a d autres, des gens comme eux. Ils boivent, chantent, certains connaissent un peu la musique les jeunes prennent les anciens par la main pour les faire danser, pour les faire rajeunir. La gamine n a pas le sens du rythme, elle prefere rester en bordure de la fête, sentir juste ses eclaboussures.
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Quand on a le droit de s absenter que quelques heures, on ne peut jamais aller très loin ; c est comme ça sans doutes que les parents ont réussis a rester fidèles, a ne parler que la langue du coin et a n'aimer avec leur langue personne d'autre que leur femme.
La mémé rit, ils ne savent pas pourquoi. Quand elle parle vite comme ça, avec l euphorie de la fête, ils ne comprennent plus du tout sont patois, ils sont, dans sa cuisine, comme dans un pays étranger. Leurs langues, leurs oreilles ont trop d'années d'écart pour se parler vraiment.
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Ce gosse sans modèle, il s'est, sans doute, toujours dessiné des parents de mémoire, avec des yeux, un nez, une bouche et des oreilles, avec un ventre, des jambes et de grands bras. Mais on ne peut pas être plus précis sans aucun parent à recopier. Ce père et cette mère, il les a observés, les a reproduits, il sait comment s'accrochent leurs lèvres, comment se plisse leur front quand ils sont inquiets, comment ils s'y prennent pour aimer, et il fait tout pareil. Il leur a volé ces détails qu'il n'aurait pas pu inventer.
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On ne lui a jamais connu de femme. Même pas une comme ça, qui lui aurait expliqué comment ça marche. Il a passé l'age maintenant et, quand il traine au bal, ce n'est plus pour les femmes mais pour les boissons. Dans sa tête c est resté un gamin. Alors vous imaginez bien que ce n' est pas facile quand il y a un si grand écart d'age entre le corps et le dedans.
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Au lycée, les jeunes apprennent l’anglais et l’espagnol. C’est pas facile d’ailleurs, avec des gènes qui n’ont jamais quitté le village, de réussir à prononcer les sons d’un autre pays. Ils ont envie de partir, de débrider leur mobylette, de connaître ce qui existe derrière les montagnes, après les vallées, de l’autre côté des frontières. Ils ont eu un paysage entier pour grandir mais ça ne leur suffit pas. Au delà de la ligne d’horizon, ils sont convaincus que c’est mieux. Ils n’auront pas de bêtes. Les bêtes, ils le savent ça emprisonnent. Regardez les parents, ils ne peuvent pas bouger, il faut qu’ils soient là chaque matin, chaque soir, pour nourrir les vaches, les poules, les chiens et les chats. Même les week-ends.
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On n’a jamais vu une gamine comme ça, qui ne veut rien avaler, à qui aucun plat ne fait plaisir, même ceux avec des patates, avec du fromage fondu, avec du sucre. Pour la mémé, manger c’est qu’il y a de plus important ; cuisiner c’est une preuve d’amour. Alors ça la désole de voir la gamine rester des heures devant son assiette, à tout trier, à tailler les bords de sa viande parce qu’elle le trouve trop durs, à retirer chaque minuscule nerf. Une bonne viande comme ça, des bêtes de la ferme, qui ont grandi là, qui ont tout un paysage à brouter, une vie de travail.
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La bâtisse est tout en longueur, une habitation d’un côté, une de l’autre, et au milieu une étable. Le côté gauche pour les jeunes, ceux qui reprennent la ferme, le droit pour les vieux. On travaille, on s’épuise, et un jour on glisse vers l’autre bout.
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Marion Fayolle
La ressemblance

Les enfants, les bébés, ils les appellent les "petitous". Et c est vrai qu'ils sont des petits touts. Qu'ils sont un peu de leur mère, un peu de leur père, un peu des grands parents, un peu des arrières grand parents, un peu de ceux qui sont morts, il y a si longtemps. Des petits touts. Tout ce qu ils leur ont transmis, caché , inventé. Tout des bouquets d histoires, de silences, d'émotions, de gènes, de cellules. Des collages de lèvres, d oreilles, de regards, de cils, de traits et d'odeurs. Des discordes, des secrets, des réconciliations. C est pas toujours facile d'être un petit touts d'avoir en soi autant d'histoires, autant de gens, de réussir a les faire taire pour inventer encore une petite chose à soi.
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Mais qu est ce qu'elle a cette gamine ? C est pas avec ses chagrins qu on arrosera le potager. Sinon on ne s'inquiterait pas. Il faudrait une pluie fine. Mais là ça va tomber dru. C est souvent comme ça sur les hauts plateaux, on vit entre les bras des éclairs. Ca claque, ça fait vibrer la maison: les volets se cognent contre la pierre, les petits se cognent contre leur mère. L orage a plus de colère encore que l'enfant .
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Elle espère ne pas lui faire de mal à son fils, ne pas l'engloutir dans son amour marécageux. Mets ton pied ici, cherche les mottes, prends ton temps. Voilà. C'est pas grave d'avoir une jambe dans l'eau. Dis-toi que c'est le paysage qui essaie de t'aimer, qui te demande juste de rester encore un peu. N’essaie pas de courir, je vais t'apprendre. Accroche-toi à Maman, colle-toi bien, je ne vais pas te lâcher, on ne va pas tomber.
(p. 94)
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Elle n’ose pas dire qu’elle est triste elle aussi, ça se sent pourtant. Elle n’arrête pas de se mettre en colère, c’est sa façon à elle de pleurer. Sa façon d’être forte.
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Sa vieillesse ne fait pas diversion, elle se montre sans mentir et démasque toutes les autres. Elle, elle ne cherche pas à rester jeune, elle sait qu’au bout d’un moment la vie tue.
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C’est pas toujours facile d’être un petit tout, d’avoir en soi autant d’histoires, autant de gens, de réussir à les faire taire pour inventer encore une petite chose à soi.
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La gamine pose ses mains sur son ventre, son bébé vient s’y lover. Elle se demande à quoi il va ressembler. Il s'imprime en taille-douce dans le revers de sa peau. Elle sait que l'encre se loge dans le fond des entailles, que toutes ses failles se verront sur lui. C'est par les brèches, par les blessures que les traits s’impriment, ce sont les écorchures qui font le dessin, elle aimerait les polir, les estomper un peu. Elle s'inquiète qu'il ait ses lignes fragiles, ses contours égratignés, ses crevés, ses bêtes trop noires aux mêmes endroits. Ce sera un garçon.
Il ne faudrait pas que son père à elle se surimprime sur lui, que ses acides mordent sa plaque, qu'il réapparaisse un peu partout, par taches, en transparence, qu'on le voie trop à travers. Elle s'angoisse. Et s'il naissait sur du papier de soie, qu'un rien le froissait, le déchirait, qu'il était forcé de boire, de faire comme son père à elle ou comme le frère du pépé, pour supporter tout ça. Il sera là dans quelques mois, elle a le sentiment d'avancer sans phares, lancée dans la nuit.
(p. 89-90)
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Les jeunes se donnent rendez-vous dans les bois, se faufilent entre les arbres, cherchent un coin pour leur désir. Ici, c’est bien, on nous voit pas. Tu es sûr ? Ça fait
comme un lit. Et ils s’embrassent avec la langue, et ils la tournent dans tous les sens, et ils se lèchent dans le cou, et ils se mordent les oreilles. Il faudra cacher les suçons. Les mains s’introduisent sous les tissus, partent à la rencontre des seins encore timides, si menus, tout pointus, se glissent sur des tailles douces, défont des nattes rousses, s’attardent sur des ventres brûlants. S’ils n’avaient pas de ceinture, ils iraient plus loin, c’est sûr, mais là, ils font le tour, sans oser s’approcher plus, ils y glissent juste quelques doigts. Ils retirent le haut, se serrent, se respirent, se frottent, gonflent, mouillent. La forêt les regarde, les cache, les tamise, les éclaire en sélectionnant des endroits, la nuque, la cambrure, là où c’est le plus beau. Ils ont des copains qui l’ont déjà fait, comme ça, sans s’aimer, juste pour que ça soit fait. Entre leurs jambes, ça a envie de s’offrir, ça pulse, ça va chercher l’autre, ça ne leur appartient plus, ça devient sauvage. p. 57
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Mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine, à toujours chouiner ?
On tape sur le baromètre. Pourvu qu’il pleuve !
Allez, arrête un peu de renifler, tu ne sais même plus pourquoi tu pleures. La mémé sort un mouchoir de son décolleté. Sèche tes larmes, ça suffit maintenant.
On tape sur le baromètre, on regarde le sens du vent, on attend la bonne lune. Pourvu qu’il pleuve ! On n’a jamais vu le pré aussi sec. Et la source ? Il ne faudrait pas qu’elle se tarisse. Rassure-toi, ce n’est jamais arrivé.
Mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine ? C’est pas avec ses chagrins qu’on arrosera le potager. Sinon, on ne s’inquiéterait pas. Il faudrait une pluie fine. Mais là, ça va tomber dru. C’est souvent comme ça sur les hauts plateaux, on vit entre les bras des éclairs. Ça claque, ça fait vibrer la maison : les volets se cognent contre la pierre, les petits se cognent contre leur mère. L’orage a plus de colère encore que l’enfant.
Ça se calme enfin.
L’oncle, le gendre du pépé et de la mémé, fait le tour des parcs. Deux vaches raides sous les grands arbres. Putain.
Quoi ? Pas avant la semaine prochaine ? Mais elles auront le temps de sentir, de gonfler, d’attirer les charognards. Tu ne veux pas rappeler le service d’équarrissage pour insister? Si la gamine voit ça, on n’a pas fini de l’entendre pleurer.
Rappelle-toi, la dernière fois, elle était convaincue que c’étaient ses colères qui avaient foudroyé les bêtes.
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(Les premières pages du livre)
La ferme
La bâtisse est tout en longueur, une habitation d’un côté, une de l’autre, et au milieu une étable. Le côté gauche pour les jeunes, ceux qui reprennent la ferme, le droit pour les vieux. On travaille, on s’épuise, et un jour, on glisse vers l’autre bout. C’est plus pratique, il y a une chambre au rez-de-chaussée, les escaliers sont moins raides, les pièces semblent disposées pour vieillir. Et puis, quand l’un meurt, le mari souvent, les enfants sont à l’autre bout, ça rassure, ça évite la solitude, ils regardent en passant s’il y a de la lumière, si les volets sont ouverts, si le linge est étendu, ils s’arrêtent en coup de vent pour mettre des bas à varices, recompter les cachets pour la tension et s’agacer un peu des oreilles qui ne les entendent plus.
Et un jour, ils remarquent que c’est devenu dur de se lever la nuit pour les vêlages, que le corps fait mal. Ils le savent, bientôt, ça sera à leur tour d’aménager dans l’aile droite, d’occuper les pièces de la fin de vie. Mais tant qu’il reste la mémé, ça les rassure, c’est qu’ils ont du temps, encore, devant eux. Une étable encore devant eux, avant l’autre bout. Alors, oui, elle est fatigante parfois, la mémé, à ne plus comprendre, à se mêler de tout, à parler du Bon Dieu, mais ils en prennent soin parce qu’ils ne sont pas pressés qu’elle laisse sa place, que le temps qui passe les fasse déménager à droite et dormir dans le lit où sont morts les parents, les grands-parents, les arrière-grands-parents et les arrière-arrière-arrière.
Les enfants courent pour relier les deux bouts, ramener des œufs frais aux parents, des casseroles vides à la mémé. Ils trébuchent dans les calades et regardent leur avenir à travers ses vitres.
Ici, on fait toute sa vie sous la même toiture, on naît dans le lit de gauche, on meurt dans celui de droite et entre-temps, on s’occupe des bêtes à l’étable.
Elles sont alignées et rangées, elles aussi selon un cycle. En entrant, les petits veaux, plus loin, les génisses, ensuite, les mères et, au fond, les vieilles qui partiront bientôt. Les gamins apprennent tôt le métier, ils déambulent avec des bâtons derrière cette collection de culs. Ils savent ce que racontent leurs vulves, quand ça gonfle, quand ça saigne, quand les queues se lèvent, que les reins se creusent, quand il faut appeler les parents, que la vache a le mal du veau. Ils voient naître et ils voient mourir, parce que parfois ça arrive et qu’il faut bien s’endurcir.
Ils voient aussi vieillir la mémé, on ne la leur cache pas dans une maison de retraite, et il faudra qu’ils soient forts si c’est eux qui la trouvent inerte un jour en ramenant quelques gamelles vides. La mort des veaux, tout petits, tout mignons, ça les entraîne à accepter la mort des anciens, comme ils disent.

La gamine
C’est une de ses meilleures vaches, aucun vice, des vêlages toujours faciles, jamais de mammite, des veaux qui profitent bien. Mais là, on ne la reconnaît pas. Le père lui approche le veau, elle envoie les postérieurs, elle balance les cornes. Qu’elle est mauvaise, poussez-vous, les petites, ne restez pas là. Il lui parle en patois, la rassure. Ce veau, on ne sait pas pourquoi elle ne veut pas le voir. Si elle n’était pas attachée, elle le tuerait, il en est sûr. Mais qu’elle est mauvaise. Si c’était son premier veau, il ne la garderait pas, il n’aurait aucun regret à s’en séparer, mais là, c’est sa préférée, celle qui a toujours été si douce, qui accueillait même les jumeaux de sa voisine quand elle manquait de lait. Tu te souviens, il dit à sa femme, tu te souviens comme elle était maternelle, l’hiver dernier. Qu’est-ce qu’il a ce veau pour qu’elle refuse de le nourrir? Il est gros, c’est vrai. Il a fallu le tirer avec la vêleuse, elle avait du mal à s’en dégager. Il s’en veut, il n’a pas bien choisi son taureau, celui-là fait des veaux trop costauds, ça abîme ses vaches, il ne pouvait pas savoir, et là, ça s’est bien fini, le veau n’a pas souffert, la mère va bien. Alors pourquoi elle ne l’a pas nettoyé avec sa langue, pourquoi elle n’a pas voulu le regarder, le respirer, pourquoi elle est devenue aussi mauvaise ?
D’habitude, il est toujours un peu attendri, il regarde de loin la mère et le petit se rencontrer, se lécher, il se félicite quand le veau tient déjà debout et réussit à prendre le pis. Dans la pénombre de l’étable, ce jour-là, il ne reconnaît pas sa bête. Rentrez les petites, ne restez pas là, c’est pas beau à voir.
La vache bouscule son petit. Il tient à peine sur ses pattes trop longues et fragiles, sur ses pattes comme des béquilles et, alors qu’il vient chercher la chaleur de sa mère, elle s’agite, le menace avec ses cornes, fait claquer ses chaînes et propulse ce petit corps tout neuf, encore couvert de sang, sur le sol froid de l’étable. Qu’elle est mauvaise, ne restez pas là, les petites, rentrez. Qu’elle est mauvaise. Elle va le tuer si on la laisse faire. Qu’est-ce qu’il a ce veau pour avoir rendu sa vache aussi mauvaise. Une vache si douce, sans aucun vice, la première de la rangée, celle qu’il a volontairement installée là, à l’entrée de l’étable, pour pouvoir voir ses yeux, sa tête, ses oreilles alors que des autres, on ne voit que la queue.
*
L’accouchement dure longtemps, c’est souvent le cas pour un premier. Son bébé ne veut pas descendre, à moins que ce soit elle qui le retienne. La sage-femme lui explique que chaque contraction est un pas du bébé vers elle, qu’il faut l’accueillir. Oui, mais les contractions, elle ne les sent pas. Avec la péridurale, elle ne sent rien, elle ne pousse peut-être pas au bon moment, elle pousse quand on le lui demande et comme on le lui a expliqué.
Elle repense à cette vache, elle aurait dû écouter son père, ne pas rester là, quitter l’étable, ne pas regarder. Elle a peur, elle ne veut pas devenir mauvaise, elle se demande si c’est possible de ne pas aimer son enfant.
On lui demande de se détendre, il faut appeler le médecin, il faudra les forceps, le bébé commence à se fatiguer, on ne sait pas pourquoi il ne s’engage pas davantage, pourquoi, entre chaque poussée, il remonte aussi profondément en elle.
On lui pose sa gamine sur la poitrine, elle aimerait la lécher, elle l’embrasse, la respire, elle se sent si soulagée de ne pas avoir envie de la tuer. C’est tout le contraire, elle ne peut plus la quitter des yeux. Elle fait tout comme les autres mères, et plus encore. Tout ce qu’il faut, elle donne le bain, elle donne le sein, elle fredonne, elle berce, elle garde son bébé contre sa peau, le jour, la nuit, même si c’est pas conseillé. Elle a mal à sa déchirure, mais qu’importe, elle veut que le bébé soit bien, elle veut être là, ne pas l’abandonner, même pour dormir.

La petite ne prend pas beaucoup de poids, et ça l’inquiète. Il lui semble qu’elle se calme moins vite que les bébés des chambres voisines, qu’elle a en elle une sorte d’angoisse, quelque chose de pas normal. Un bébé né avec les forceps ne peut pas être tout à fait serein, elle va s’apaiser, l’accouchement n’a pas été facile pour elle non plus. Elle se tortille, digère mal sans doute. C’est peut-être son lait, et si elle n’était pas assez douée pour nourrir sa fille, elle panique. Elle la remet au sein, la gamine s’énerve vite, n’arrive pas à attraper le téton, se décroche, fait de drôles de bruits avec ses lèvres, elle ne s’endort pas, garde ses yeux ouverts, soutient le regard même, ne s’abandonne jamais, son corps se tord comme un ver, s’enroule, fait des nœuds.
C’est son premier bébé, elle s’inquiète sans doute pour rien. Elle marche pendant des heures dans les couloirs de la maternité, elle lit les numéros sur les portes des chambres, regarde les bébés qui dorment, sereins, les bras levés, elle fait son maximum pour tenter d’apaiser sa petite boule de nerfs mais, au fond d’elle, elle sait. Elle sait que sa gamine a en elle cette chose qu’ils ont tous du côté de son mari et à laquelle on a pas donné de nom.
D’ailleurs, c’est cette fragilité qui pousse son mari à boire et à trop travailler. Elle pensait qu’être père allait le changer, le rendre plus fort et plus présent, mais non. Pour ne pas élever sa gamine seule, elle passe son temps à la ferme, elle retourne finalement chez ses parents.
*
On n’a jamais vu une gamine comme ça, qui ne veut rien avaler, à qui aucun plat ne fait plaisir, même ceux avec des patates, avec du fromage fondu, avec du sucre. Pour la mémé, manger c’est ce qu’il y a de plus important ; cuisiner c’est une preuve d’amour. Alors ça la désole de voir la gamine rester des heures devant son assiette, à tout trier, à tailler les bords de sa viande parce qu’elle les trouve trop durs, à retirer chaque minuscule nerf. Une bonne viande comme ça, des bêtes de la ferme, qui ont grandi là, qui ont eu tout un paysage à brouter, une vie de travail. Et elle, elle en fait des petits tas, elle perfore la chair, enlève des liserés, appuie dessus pour faire sortir le jus. Son morceau de viande ressemble au crochet que faisait l’arrière-grand-mère, elle l’ajoure, en picore de tout petits morceaux. On voit bien qu’elle ne le fait pas exprès, qu’elle a un palais trop délicat, mais quand même, c’est toute sa famille qu’elle dissèque, qu’elle décortique dans l’assiette. Le travail de toute une vie qu’elle abîme, qu’elle recrache, qu’elle n’arrive pas à déglutir, tout cet amour qu’elle refuse d’avaler, c’est ça surtout qui fait mal au cœur.
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Ici, on fait toute sa vie sous la même toiture, on naît dans le lit de gauche, on meurt dans celui de droite et entre-temps, on s’occupe des bêtes à l’étable.
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Dans la cuisine, la mère de la gamine parle de ce qu'elle doit faire, fait des listes, les répète tout haut, ça raccroche le premier avec le dernier mot, ça invente des boucles, ça devient infini, ça l'affole. Elle rejoint la mémé, elles échangent leurs listes, les font se regarder, se rassurer. Le ménage, les lessives, le repassage, les repas, maudits repas qui reviennent trois fois par jour, quatre-vingt-treize fois par mois. Elles ont les mêmes listes, les mêmes invasions. Vous pensez que ça se fait tout seul, tout ça ? Et la gamine qui aurait l'âge de les aider mais qui ne les aide pas. Elles ont beau lui montrer comment ça se lave, des toilettes, comment ça se cuisine, des repas. Tu pourrais au moins mettre la table, il faut qu'on t'explique tout. Comment tu feras quand tu seras en ménage ? Elles le plaignent, déjà, le pauvre homme qui tombera sur leur gamine. Elle ne voit pas quand c’est sale, n'a pas la tête faite pour ça. La sienne fait des listes aussi, mais de mots inutiles, de rêves, d'idées qu'elle note dans des carnets. Elle ne saura jamais tenir une maison, ça s'ajoute à leurs inquiétudes. Parce qu’au verso de la liste des choses à faire, il y a celle des inquiétudes. Plus longue encore, qui s’entortille, qui fait des lassos, des tentacules, qui aimerait enlacer les gosses mais les étrangle. Des boas sortis de leur ventre pour les amarrer là. Le soir, la gamine ouvrait les fenêtres, fait bâiller la maison, laisse les serpents s'enfuir.
(p.33)
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