Citations de Maurice Cling (12)
Le tas de cadavres est à sa place. Plus ou moins haut selon les jours. Il les voit aussi comme des Stück qui font partie du paysage glacé du dehors. Il n'éprouve aucune émotion, peut-être parce que la mort est si présente depuis si longtemps, si familière et si logique en quelque sorte qu'elle ne l'atteint plus. Bientôt passera la remorque poussée par des détenus le long de la route. Éboueurs macabres, ils chargeront de ruelle en ruelle, sur le plateau de bois, les pantins grisatres au regard fixe, à la machoire pendante, à la peau tendue sur les joues creuses. Et devant le Block, la ruelle sera de nouveau nette, couverte de neige. Demain matin, comme une poubelle de détritus, un nnouveau lot attendra là.
Ma libération prit plusieurs semaines à se concrétiser. La lenteur de la prise de conscience de la délivrance, au-delà des conditions matérielles de la ligne de front, témoigne de la profondeur en moi-même, je ne pouvais reprendre contact avec le monde des humains que très progressivement en réapprenant à vivre.
Quelques détenus affamés ont ouvert le flanc d'un cadavre pour en extraire le foie.
On m'affecte au travail le plus répugnant. Il s'agit d'arroser le long tas de fumier situé près du puits avec des seaux de merde. Je dis bien de "merde", et non d'excréments, de déjections, de fèces, de matières fécales, que sais-je encore ? Ces mots n'ont ni consistance, ni couleur, ni odeur. C'est précisément la raison de leur emploi. La merde dont il est question ici est la merde concrète, grasse, visqueuse, de couleur ocre et brunâtre, d'un contact sur la peau qui révulse et surtout peut être, d'une puanteur abjecte qui vous soulève le cœur et qui ne vous lâche plus. [...] L'odeur écœurante me poursuit partout. Elle fait partie de moi-même.
Je me suis concentré durant des mois sur la survie immédiate : limiter mon horizon aux quelques mètres qui m'entourent, rechercher de la nourriture - comme les bêtes sans doute - ou quelque chose à "organiser", ne pas me faire prendre, économiser mes forces au maximum, aux aguets pour éviter les coups et surtout, ne pas me souvenir, ne pas penser.
Nus, nous sommes exposés dans notre vérité biologique : les chairs flasques, les os de plus en plus saillants, comme si le squelette gagnait du terrain.
Il est vrai qu'on s'adapte à tout - comme j'allais bientôt l'apprendre -, sauf quand on en meurt.
En l'espace de huit mois, dans ce lieu où furent froidement assassinés plus d'un million d'être humains venus d'une quinzaine de pays, je ne me souviens pas d'avoir vu un seul cadavre.
[...] je bascule à Auschwitz sur une autre planète [...] monde soudain incompréhensible et même absurde. Absurde ? Oui et non, car au-delà de ce qui me perturbe, je sens une rationalité dissimulée, l'efficacité effrayante de cette machine qui me broie ici, hors du monde.
"Les morts sont sans défense", a écrit Aragon. Il appartient donc aux témoins oculaires de les protéger contre l'oubli, contre l'erreur, contre l'incompréhension, voire la malveillance et le mensonge quand les passions politiques en font des enjeux.
On sait maintenant que le mobilier des 38 000 appartements parisiens concernés fut concentré et trié au petit camp de détenus juifs de la gare d'Austerlitz et expédié par 674 trains vers l'Allemagne où il fut distribué aux civils.
[...] jusqu'à ce que se taise le dernier témoin. Ne les laissons pas cracher sur nos cendres.