Léa aimerait tant ressembler à toutes ces filles qui savent prendre leur mère dans leurs bras, la cajoler et lui répéter inlassablement son affection. Elle est incapable de tout cela. Pas plus que ses frères et sœurs. Les émotions n'ont pas leur place dans la famille. Montrer un sentiment est un effort, une pudeur non feinte sauf pour Claudie qui déroge à la règle. On s'aime sans doute mais on le cache surtout. Même le rire est à proscrire. Et s'il arrive à la fratrie de s'amuser et de rire un peu trop fort, leur mère s'empresse de mettre tout le monde en garde contre le mauvais œil. Ouvrir trop grand la porte du bonheur, c'est prendre le risque de laisser entrer le malheur, a coutume de dire Arlette. Le quotidien des Saumier est fait de peur, de pudeur et sans doute d'un peu de bêtise.
Léa savait qu'elle avait mis de côté la partie la plus sombre de sa vie, celle qu'elle n'avait pas voulu voir de peur qu'elle ne l'arrache à ce rêve éveillé, de peur que la réalité ne broie dans l'œuf tous ces moments uniques. Elle n'avait pas réussi à réconcilier deux rives, l'horizon raz de sa campagne profonde et l'extravagance d'un succès planétaire. Elle n'avait pas su relier ces deux terres distendues par des forces contraires. Car Léa s'enivrait d'une vie qu'elle n'aurait pas pu vivre si elle s'était soustraite à ce qui, d'emblée, l'aurait condamnée à un destin insipide et ennuyeux.
Aujourd'hui, une torpeur lancinante la ramenait continuellement à la genèse de son histoire, comme si elle se réveillait tranquillement d'un conte de fée et qu'elle commençait tout juste à dégriser.
Ouvrir trop grand la porte du bonheur, c’est prendre le risque de laisser entrer le malheur
Après chacune de ses séances avec sa psy, Léa avait la sensation de s'alléger d'un poids, de se délester d'une partie d'elle-même, de se débarrasser d'un morceau en trop. Ses douleurs silencieuses finissaient par se dissoudre dans le tourbillon des mots. La psy l'aidait à vider sa poubelle intérieure, comme elle aimait à lui dire, à jeter au rebut tout ce qu'elle avait accumulé en elle au cours de sa vie. Alors à chaque séance, Léa déposait une partie de ses encombrants au milieu de la pièce. C'était un rituel verbal comique que la psy avait institué. "Avant de partir, n'oubliez pas de laisser ici vos déchets !" lui disait-elle d'un air très sérieux.
En soufflant sur les braises de l'inconnu, elle a avivé une souffrance, une infirmité, celle de ne pas savoir comment aimer ceux qui ne vous ressemblent pas, de les condamner d'emblée, de les mettre au pilori sans la moindre chance. Léa n'a réussi ni à apaiser la colère de sa mère, ni à faire taire l'ignorance des siens, et encore moins à éviter les coups de son père. L'ombilic de chair et de sang qui la condamne à cette lignée familiale lui rappelle qu'elle est prisonnière d'un passé et que le destin qui se dessine l'enchaîne pareillement. Elle doit désormais vivre avec cet insupportable tragique.
Ce trajet Paris-Amiens. Léa l'a parcouru des dizaines de fois, avec à chaque fois la sensation joyeuse de s'être délivrée de ses carcans, d'avoir estompé les souvenirs d'une vie autrefois ennuyeuse, d'avoir ouvert sans crainte les parenthèses du passé. Mais cette sérénité s'est tue en elle. Il flotte dans l'air un drôle de pressentiment, un quelque chose qui lui foutrait presque le cafard, comme une prémonition que le malheur rôde mais tarde à se démasquer. Le sentiment d'inéluctabilité d'un truc qui pourrait advenir.
Georges ne s'était jamais préoccupé du bonheur de ses enfants et encore moins de leur sort. Il avait laissé ça à sa femme comme une corvée qu'on délègue au même titre que les tâches ménagères. L'incapacité de Georges à être père avait conduit ses enfants à l'incapacité de devenir des adultes heureux et accomplis. Et le pire est qu'il s'était délesté de toute responsabilité, faisant au contraire porter toute la culpabilité par sa femme.
- Léa, je veux que nous voyons maintenant. Nous avons décidé de faire notre vie ensemble. Tu ne peux pas continuer à me cacher comme si j'étais un prisonnier de la Seconde Guerre Mondiale. Je veux voir tes parents et je veux que tes parents me voient. C'est facile à comprendre, non ?
Elle se sentit acculée. Elle savait pourtant que cette discussion aurait lieu un jour. Mais elle n'avait jamais vraiment su comment s'y préparer.