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Citation de Nastasia-B


Depuis longtemps la révolte d'un Risach rompant avec sa vie de fonctionnaire n'est plus possible. La bureaucratie est devenue omniprésente et on ne lui échappera nulle part ; nulle part on ne trouvera une " maison des roses " pour y vivre en contact intime avec les « choses telles qu'elles sont en elles-mêmes ». Du monde de Stifter, irrévocablement, nous sommes passés au monde de Kafka.
Quand jadis, mes parents allaient en vacances, ils achetaient des billets à la gare dix minutes avant le départ du train ; ils logeaient dans un hôtel de campagne où, le dernier jour, ils réglaient la note en espèce au patron. Ils vivaient dans le monde de Stifter.
Mes vacances se passent dans un autre monde : j'achète les billets deux mois à l'avance en faisant la queue à l'agence de voyages ; là, une bureaucratie s'occupe de moi et téléphone à Air France, où d'autres bureaucrates avec lesquels je ne serai jamais en contact m'affectent une place dans un avion et enregistrent mon nom sous un numéro dans une liste de passagers ; ma chambre, je la retiens aussi à l'avance, en téléphonant à un réceptionniste qui inscrit ma demande sur son ordinateur et en informe sa petite administration à lui ; le jour de mon départ, les bureaucrates d'un syndicat, après des disputes avec les bureaucrates d'Air France, déclenchent une grève. Après de nombreux coups de téléphone de ma part, et sans s'excuser (personne ne s'excusait jamais auprès de K. ; l'administration se trouve par-delà la politesse), Air France me rembourse et j'achète un billet de train ; pendant mes vacances, je paye partout avec une carte bancaire et chacun de mes dîners est enregistré par la banque à Paris et ainsi tenu à la disposition d'autres bureaucrates, par exemple ceux du fisc ou, au cas où je serais soupçonné d'un crime, de la police. Pour mes petites vacances toute une brigade de bureaucrates se met en mouvement et moi-même je me transforme en bureaucrate de ma propre vie (remplissant des questionnaires, envoyant des réclamations, rangeant des documents dans mes propres archives).
La différence entre la vie de mes parents et la mienne est frappante ; la bureaucratie a infiltré tout le tissu de la vie. « Jamais encore K. n'avait vu nulle part l'administration et la vie à ce point imbriquées, si imbriquées qu'on avait parfois le sentiment que l'administration et la vie avaient pris la place l'une de l'autre » (Le Château). D'emblée, tous les concepts de l'existence ont changé de sens :
Le concept de LIBERTÉ : aucune institution n'interdit à l'arpenteur K. de faire ce qu'il veut ; mais, avec toute sa liberté, que peut-il vraiment faire ? Qu'est-ce qu'un citoyen, avec tous ses droits, peut changer à son environnement le plus proche, au parking qu'on lui construit sous sa maison, au haut-parleur hurleur qu'on installe en face de ses fenêtres ? Sa liberté est aussi illimitée qu'elle est impuissante.
Le concept de VIE PRIVÉE : personne n'a l'intention d'empêcher K. de faire l'amour avec Frieda même si elle est la maîtresse de l'omnipotent Klamm ; pourtant, il est suivi partout par les yeux du château, et ses coïts sont parfaitement observés et notés ; les deux aides qu'on lui a affectés sont avec lui pour cela. Quand K. se plaint de leur importunité, Frieda proteste : « Qu'as-tu, chéri, contre les aides ? Nous n'avons rien à leur cacher. » Personne ne contestera notre droit à la vie privée mais celle-ci n'est plus ce qu'elle était : aucun secret ne la protège ; où que nous soyons, nos traces restent dans les ordinateurs ; « nous n'avons rien à leur cacher », dit Frieda ; le secret, nous ne l'exigeons même plus ; la vie privée n'exige plus d'être privée.

Sixième partie : LE RIDEAU DÉCHIRÉ, Le sens existentiel du monde bureaucratisé.
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