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EAN : 9782070341375
208 pages
Gallimard (09/11/2006)
3.87/5   94 notes
Résumé :
" Un rideau magique, tissé de légendes, était suspendu devant le monde. Cervantes envoya don Quichotte en voyage et déchira le rideau. Le monde s'ouvrit devant le chevalier errant dans toute la nudité comique de sa prose... C'est en déchirant le rideau de la préinterprétation que Cervantes a mis en route cet art nouveau ; son geste destructeur se reflète et se prolonge dans chaque roman digne de ce nom ; c'est le signe d'identité de l'art du roman. "

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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Troisième essai de Milan Kundera, après L'Art du Roman et Les Testaments Trahis, troisième réflexion sur ce qu'est — ou ce que devrait être — le roman et la façon de le faire. le résultat est captivant, comme toujours.

Ici, Milan Kundera creuse, comme à son habitude, de façon approfondie, pertinente et pluri-axiale ce qu'est, selon lui, l'essence du roman, c'est-à-dire, au-delà de ce qui le caractérise extérieurement, ce qui ne pourrait être exprimé autrement que PAR le roman.

Premier constat, le roman n'est ni de la poésie, ni du théâtre. La poésie, c'est la recherche de l'esthétique à tout prix : le roman ne s'interdit pas de ne pas être esthétique ou, à tout le moins, son esthétique correspond à l'esthétique " ordinaire " de la vie. le théâtre, quant à lui, c'est une unité de lieu, de temps, de personnages : c'est une extrême condensation, une extrême focalisation sur un point précis, infinitésimal si j'ose écrire, de la vie. Ses personnages ne sont pas des êtres humains véritables, ce sont des rôles, c'est-à-dire, pour faire simple, des fonctions ou des symboles ou des allégories de grandes catégories de comportements ou d'êtres, mais pas des êtres véritables.

Le roman, lui, s'attache à essayer de restituer non pas la vie (qui le peut ?), mais la vision particulière d'un individu sur la vie. Il est à même de percevoir les premiers frémissements d'une nouveauté universelle. (Kundera cite Adalbert Stifter, qui, dans L'Arrière-Saison, perçoit une mutation de la société européenne, à savoir, l'avènement de l'administration, thème qui sera repris et amplifié 60 ans plus tard par Franz Kafka dans le Château. Cette mutation qualitative de nos vies, ce changement de paradigme est devenu tellement " naturel " que plus personne ne le perçoit à l'heure actuelle car l'administration fait partie de nos vies.)

Quel poète ou quel dramaturge aurait pu exemplifier dans l'une de ses oeuvres un tel virage ou une telle évolution ? Certes, le théâtre peut, à l'heure actuelle, se moquer, tourner en dérision ou en horreur ce qu'est devenue la machinerie administrative à notre temps t. Mais faire sentir une mutation, en temps réel, c'est-à-dire dès le XIXème siècle, voilà qui était et qui demeure, par définition, impossible car l'unité de temps ne l'autorise guère. C'est le ressenti intime, inconscient presque, d'une personne dans une époque qui est perceptible dans le roman.

Le roman peut toucher à l'essai (L'homme sans Qualités de Robert Musil, Les Somnambules de Hermann Broch, par exemples), le roman peut laisser parler une foule de narrateurs qui donnent chacun leur point de vue sur une même série d'événements (e. g. Les Liaisons Dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, Tandis que J'Agonise de William Faulkner).

Le roman parle des vraies gens et de leurs problèmes très prosaïques : Don Quichotte a beaucoup de problèmes avec ses dents tandis que les héros de l'Iliade ont tous des sourires parfaits ; c'est ce qui distingue le roman de l'épopée ou de la Saga. le roman ne s'interdit pas de diluer ce qui n'est à l'origine qu'une blague pour en analyser tous les ressorts sociétaux : Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert est le sujet d'une plaisanterie qu'on aurait entièrement dilué et disséqué. Même chose pour le Procès de Franz Kafka. le but n'est plus ici d'appuyer sur le comique mais d'analyser en profondeur ce que le comique ne fait que suggérer.

Bref, le roman est à même de saisir toutes les composantes de la vie, même l'ennui, même le gore, même le trivial, même la bêtise moyenne, même la pensée fugace, même l'art de se faire un thé, même les fantasmes ou les pulsions non assouvies, même les non-conscientes : il n'est ni poésie, ni théâtre, ni essai, ni traité, ni jeu, car il est tout cela à la fois et parfois, même, simultanément.

Le romancier est celui qui peut — ET QUI DOIT — écarter ou déchirer le rideau qui dissimule un aspect de ce qui pourrait nous empêcher d'aller au fond des choses. En somme, pour paraphraser Marcel Proust, le romancier est un genre d'opticien qui passe son temps à imaginer de nouveaux modèles de lunettes pour toujours mieux percevoir le monde.

En somme, d'après moi, un grand essai, mais bien évidemment, ceci n'est qu'un avis derrière un rideau, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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Variations sur la vie et le roman
Par Daniel Rondeau (L'Express), publié le 04/04/2005

En artiste lettré, Kundera abandonne son âme musicale à sa double réserve de savoir et de sagesse. Il cherche dans le roman le secret de la nature humaine

Le Rideau poursuit une méditation commencée il y a longtemps par Milan Kundera sur le roman, l'Europe et notre existence d'Européens en survie. Il ne s'agit pas seulement d'un essai sur l' «art d'être un bon lecteur», comme aurait dit Vladimir Nabokov à ses étudiants de Cornell, mais d'un livre de variations sur la fiction et ses liens avec le réel.

Autour de ce thème, la pensée de l'auteur progresse par contrepoints multiples sur L Histoire, le temps, la mémoire, etc. Ils donnent au texte sa cadence et sa liberté. Réflexions, (re) lectures, questions, mais aussi anecdotes et souvenirs personnels, qui témoignent d'un discret amour pour la vie, nourrissent la recherche de Kundera sur les moyens de connaître l'âme du monde et la nature humaine. Où chercher notre visage? Comment comprendre notre histoire? Quelle est la raison d'être du roman?

Le rideau en question est le rideau tissé de légendes, d'explications usées et de clichés qui dissimule souvent aux yeux de l'artiste, peintre ou écrivain, la nature, légère et dense, de la réalité. Cervantès, en envoyant Don Quichotte errer à la découverte du monde, a déchiré le rideau et fait entrer dans son livre la «prose de la vie». Rien dans le Quichotte n'est jamais monochrome. le tragique y fait bon ménage avec le comique, le quotidien, avec l'épique, les personnages apparaissent et disparaissent sous des éclairages changeants.

Le «geste destructeur [de Cervantès] se reflète et se prolonge dans chaque roman digne de ce nom; c'est le signe d'identité de l'art du roman». Nous n'avons qu'à lire quelques pages de Rushdie, d'Axionov, de Haruki Murakami ou de Stendhal (et aussi des Misérables, que Kundera n'aime pas, hélas!) pour vérifier que derrière chaque phrase se trouve un c?ur qui bouge. Dans chaque grand roman toujours, la vie «déthéâtralisée» court, marche, se précipite. Charles du Bos ne disait pas autre chose en évoquant Guerre et Paix, de Tolstoï: c'est ainsi que «la vie parlerait, si elle pouvait parler».

Milan Kundera est un homme qui campe solitairement à l'écart de la comédie littéraire et de ses graphomanes à bout de souffle, ces romanciers moyens, dit-il, qui nous sont moins utiles qu'un plombier moyen. C'est un écrivain familiarisé depuis longtemps avec l'art de faire dialoguer les grands romans. Il tire sa généalogie de romanciers de l'ancienne France (Rabelais, Diderot, Laclos, et de l'Europe centrale du XXe siècle. C'est aussi quelqu'un qui a compris qu'un homme est d'abord la somme de ses métamorphoses.


Dans le Rideau, c'est en artiste lettré qu'il abandonne son âme musicale à sa double réserve de savoir et de sagesse. Ce qu'il cherche avant tout, et avec passion, à découvrir dans le roman, c'est le point mystérieux de la «nature humaine». Pour lui, le romancier n'est pas seulement celui qui enchante ses lecteurs, mais une sorte de père aimant et lointain, pas très sérieux, parce qu'il a depuis longtemps cessé de «prendre au sérieux le sérieux des hommes», leur apprenant, tout en leur racontant une histoire, les secrets de la vie. «Hermann Broch l'a dit: la seule morale du roman est la connaissance.»

Tandis que Kundera nous parle apparaît l'ombre d'un poète qui, pendant toute son existence, tourna en rond, comme l'écrivait André Suarès, «dans un cercle de quelques lieux, entre Francfort, Iéna et Weimar»: Goethe le grand Européen, qui cherchait l'Europe «dans un accord, et non dans un unisson». Il fut le premier à évoquer avec autant de lucidité que de ferveur l'émergence d'une littérature universelle. C'est-à-dire, pour lui, essentiellement européenne (une exception de taille pourtant: Chamsoddine, dit Hafiz, le grand lyrique de la poésie persane). Il la pensait comme un tout et la nommait d'un mot: Weltliteratur.

La pensée de Goethe alors avait quelque chose de révolutionnaire et de prophétique. Elle annonçait, en même temps, le rétrécissement de la planète, son uniformisation et le dialogue des ?uvres capables de sauter avec allégresse les frontières des littératures nationales. Mais la leçon de Goethe, dit Kundera, qui semble tout au long du Rideau converser par-dessus les siècles avec l'auteur de Werther, n'a pas été entendue.

«Encore un testament trahi, s'exclame-t-il, en se focalisant sur des exemples tirés de l'université ou des médias. L'Europe n'a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique et je ne cesserai de répéter que c'est là son irréparable échec intellectuel.» Il serait pourtant aisé de considérer que L Histoire a réalisé la première partie de la prophétie de Weimar (le nivellement de la vie) et que Goethe lui-même n'attendait pas grand-chose de bon de cette Weltliteratur. L'important n'est pas dans ce que l'on fait dire, ou non, à Goethe, mais dans la façon qu'a Milan Kundera de replacer le poète allemand, qui s'était accaparé les grands romans étrangers, au centre de notre histoire. Seule notre culture commune peut «prolonger le rayonnement» de chaque oeuvre et les protéger toutes «contre l'oubli».

Il y a bien d'autres choses encore dans ce Rideau, sur les âges de la vie qu'il dissimule, l'incessante métamorphose des concepts esthétiques, la beauté des sentiments modestes, la bêtise, «inséparable de la nature humaine», Camus et Sartre, la genèse des romanciers, qui naissent toujours sur «les ruines de leur monde lyrique», le kitsch, «voile rose jeté sur le réel», ou le modernisme antimoderne (nous en reparlerons bientôt à propos du livre d'Antoine Compagnon). Lisez le Rideau. Il n'est pas si fréquent de pouvoir réfléchir en si bonne compagnie à la vie, à l'histoire et au roman, et à ce que «seul le roman peut découvrir et dire».
Lien : http://www.lexpress.fr/cultu..
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J'ai été réellement captivée par cet essai. En général, lorsque je lis un roman, et que je m'en fais le débriefing, je ne me la joue pas intello littéraire que je ne suis pas et que je ne cherche pas à être. Pas d'analyse du style, de la composition, encore moins de recherche de paternité, de courant, de question de temporalité, de ci ou ça… bref je ne suis pas une théoricienne, et encore moins une historienne de la littérature, pour quoi faire d'ailleurs ?

Et vlan voilà le Milan qui vient s'en mêler, hop ! hop ! Il faudrait peut-être y regarder d'un peu plus près mamie, et qui m'embarque dans un atelier, tire le rideau, et patatras, tout le confort de mon ignorance qui s'envole. le pire c'est que j'ai tout de suite compris que c'était irréversible.

Pensez donc, un Milan qui réussit à vous faire, avec une petite centaine de pages, préférer en priorité la relecture de Bouvard et Pécuchet à celle de ses propres livres encore dans ma pal, à me faire regretter d'avoir dédaigné les vieilles éditions de Rabelais dans la biblio de mon père et me faire aimer encore davantage Cervantès…. Il est fort.

Il nous dit que l'insignifiance est le propre de la nature humaine : « L'un de nos plus grands problèmes n'est-il pas l'insignifiance ? N'est-ce pas elle notre sort ? Et si oui, ce sort est-il notre chance ou notre malheur ? »
J'étais une lectrice insignifiante et, par chance, j'ai pris une claque que j'aurais préféré recevoir plus tôt, mais il n'est jamais trop tard pour recevoir une leçon. Après cette lecture, il me semble que je ne pourrai plus lire de roman avec la même désinvolture ou plutôt que je ne pourrai plus me contenter de subir sa magie narrative.
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Pour une littérature mondiale
Par François Busnel (Lire), publié le 01/05/2005

Qu'est-ce qu'un roman? Dans ce plaidoyer, Milan Kundera pose d'inestimables jalons.

Milan Kundera vient de faire un immense cadeau à la littérature. Dans un court essai consacré à l'art du roman, bijou d'intelligence et de style, l'écrivain français d'origine tchèque déchire le rideau qui voile le monde et les lettres. Pour cela, il nous entraîne en pays ami, sur les terres de Rabelais et de Cervantès, de Flaubert et de Stendhal, en compagnie de García Márquez, de Fuentes, de Robert Musil, d'Homère.

Mais quel est donc ce rideau que Kundera entend détruire? Celui de la préinterprétation. Il s'agit d'un voile terrifiant, tissé de pseudo-vérités. Il encrasse l'esprit comme autant de poussières et fonctionne telle une pensée magique. le drame, avec les rideaux, c'est qu'ils finissent par se fondre dans le paysage à la manière de masques confortables. On ne les remarque plus, on ne s'en soucie plus. Et il faut, nous dit Kundera, un «courage cervantesque» pour oser les mettre en pièces. L'enjeu n'est pas mince: il s'agit, ni plus ni moins, de définir ce qu'est un roman. Car Kundera a l'ambition des grands: il ne se contentera pas de répéter ce qui fut écrit mais aspire - comme tout authentique écrivain - à quelque chose de profondément différent.

Avec un joyeux enthousiasme, il insiste sur le rôle de la composition (que l'on ne saurait réduire au simple savoir-faire technique), sur l'esclavage de la «story», sur l'indispensable transformation de la forme: «Dans l'art du roman, pose-t-il en préambule, les découvertes existentielles et la transformation de la forme sont inséparables.» Mais l'essentiel est dans son plaidoyer, audacieux et lucide, en faveur d'une «littérature mondiale». L'idée n'est pas nouvelle. Goethe, déjà, appelait de ses v?ux, dans un texte prophétique et crépusculaire, l'avènement de cette Weltliteratur: «La littérature nationale ne représente plus grand-chose aujourd'hui, notait, il y a plus de deux cents ans, le poète allemand. Nous entrons dans l'ère de la littérature mondiale et il appartient à chacun de nous d'accélérer cette évolution.» Mais le «testament» de Goethe fut trahi. Reprenant le flambeau goethéen, l'ancien dissident tchèque démontre que l'on ne peut désormais apprécier la nouveauté d'un roman que dans ce qu'il nomme un «grand contexte». Il pourfend ainsi ce provincialisme de l'esprit qui ne juge la littérature qu'en fonction de sa nationalité. Comme si Proust était français et Joyce irlandais! Comme si l'écho social au sein d'une nation valait davantage que l'importance d'une ?uvre dans L Histoire des lettres! Ce repli nationaliste n'est pas seulement préjudiciable à l'art du roman, il est - à l'heure de l'Europe - parfaitement anachronique.

Contre la «morale de l'archive» qui prévaut actuellement et suggère de tout conserver d'un écrivain (de sa correspondance à ses brouillons) pour juger de son oeuvre, Kundera propose une «morale de l'essentiel». «La lecture est longue, la vie est courte», écrit-il avant d'expliquer son refus d'accorder tout entretien (que ce soit à un journaliste ou à un lecteur): «Ce que l'auteur a créé n'appartient ni à son papa, ni à sa maman, ni à sa nation, ni à l'humanité, cela n'appartient qu'à lui-même, il peut le publier quand il veut et s'il le veut, il peut le changer, le corriger, l'allonger, le raccourcir, le jeter dans la cuvette et tirer la chasse d'eau sans avoir le moindre devoir de s'en expliquer à qui que ce soit.» C'est vrai. C'est dommage, mais c'est vrai.

Kundera n'analyse pas en professeur, avec la froide distance de l'érudit ou l'arrogance doctrinaire de l'expert: il exulte, s'emporte, s'enflamme, constelle son texte de points d'exclamation et de parenthèses. On retrouve, intacte, la capacité d'étonnement de celui qui sut si parfaitement intégrer la réflexion dans ses romans. Et comme il n'est de solide pensée qu'autobiographique, Kundera parle de ses lectures, mais aussi de son pays kidnappé, «sa» Bohême.

Cet essai est un bréviaire, constellé de pépites. Pourquoi écrit-on des romans? Pour «aller dans l'âme des choses», répondait Flaubert. Pour échapper au pouvoir de l'oubli, rétorque Kundera. le roman est «un indestructible château de l'inoubliable». Quelle belle définition! Elle esquisse le projet de Kundera: écrire une théorie de la densité de la vie en même temps qu'une théorie de l'art romanesque. Il y parvient avec une incroyable fraîcheur. Et apporte la preuve que le roman et la vie, au fond, ne sont peut-être qu'une seule et même chose.
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Dans ce bref essai, Kundera tente de définir, de saisir, l'essence du roman. En traquant sa naissance qu'il recherche chez Rabelais et Cervantes. Il le fait à sa façon, érudite, certes, mais très accessible, avec cette aisance d'écriture qu'il possède, en émaillant son livre d'anecdotes et d'exemples. Et les auteurs et livres qu'il cite sont surtout des oeuvres connus, voir très connus, à défaut de les avoir touts lus, le lecteur en a au moins entendu parlé. Pour les quelques oeuvres plus rares, il les situe et décrit. Aucune raison donc de se sentir perdu, nous ne sommes pas devant un écrit très savant, demandant des connaissances très pointues, ni devant un livre d'un niveau d'abstraction poussé qui nécessite une énorme concentration. Plutôt devant une brillante causerie, dans laquelle celui qui parle veille à ne pas égarer celui qui écoute.

Avec Fielding, il pose que le but du roman est de traquer « la nature humaine ». Il défend l'idée de la nécessité de transformation de la forme, comme dans tout art, et s'intéresse avant tout aux écrivains qui lui paraissent avoir été des jalons dans cette transformation. Et qui évitent de se concentrer sur ce qu'il appelle « la story », qui n'est pas le plus important selon lui. Il appelle de ses voeux le dépassement des littératures nationales, qui ont de moins en moins de sens, et une histoire mondiale de la littérature, dans laquelle les auteurs se répondent selon les affinités et correspondances, bien plus que par une langue et un contexte local. Il donne aussi à l'auteur le droit de choisir, voir de détruire ses écrits et s'insurge contre la collecte, la conservation et la mise à disposition de différentes versions et documents liés à la production de l'oeuvre : ce qui compte, c'est le résultat final, choisi et assumé par l'auteur. Et le roman permet d'échapper au pouvoir de l'oubli.
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Citations et extraits (49) Voir plus Ajouter une citation
Depuis longtemps la révolte d'un Risach rompant avec sa vie de fonctionnaire n'est plus possible. La bureaucratie est devenue omniprésente et on ne lui échappera nulle part ; nulle part on ne trouvera une " maison des roses " pour y vivre en contact intime avec les « choses telles qu'elles sont en elles-mêmes ». Du monde de Stifter, irrévocablement, nous sommes passés au monde de Kafka.
Quand jadis, mes parents allaient en vacances, ils achetaient des billets à la gare dix minutes avant le départ du train ; ils logeaient dans un hôtel de campagne où, le dernier jour, ils réglaient la note en espèce au patron. Ils vivaient dans le monde de Stifter.
Mes vacances se passent dans un autre monde : j'achète les billets deux mois à l'avance en faisant la queue à l'agence de voyages ; là, une bureaucratie s'occupe de moi et téléphone à Air France, où d'autres bureaucrates avec lesquels je ne serai jamais en contact m'affectent une place dans un avion et enregistrent mon nom sous un numéro dans une liste de passagers ; ma chambre, je la retiens aussi à l'avance, en téléphonant à un réceptionniste qui inscrit ma demande sur son ordinateur et en informe sa petite administration à lui ; le jour de mon départ, les bureaucrates d'un syndicat, après des disputes avec les bureaucrates d'Air France, déclenchent une grève. Après de nombreux coups de téléphone de ma part, et sans s'excuser (personne ne s'excusait jamais auprès de K. ; l'administration se trouve par-delà la politesse), Air France me rembourse et j'achète un billet de train ; pendant mes vacances, je paye partout avec une carte bancaire et chacun de mes dîners est enregistré par la banque à Paris et ainsi tenu à la disposition d'autres bureaucrates, par exemple ceux du fisc ou, au cas où je serais soupçonné d'un crime, de la police. Pour mes petites vacances toute une brigade de bureaucrates se met en mouvement et moi-même je me transforme en bureaucrate de ma propre vie (remplissant des questionnaires, envoyant des réclamations, rangeant des documents dans mes propres archives).
La différence entre la vie de mes parents et la mienne est frappante ; la bureaucratie a infiltré tout le tissu de la vie. « Jamais encore K. n'avait vu nulle part l'administration et la vie à ce point imbriquées, si imbriquées qu'on avait parfois le sentiment que l'administration et la vie avaient pris la place l'une de l'autre » (Le Château). D'emblée, tous les concepts de l'existence ont changé de sens :
Le concept de LIBERTÉ : aucune institution n'interdit à l'arpenteur K. de faire ce qu'il veut ; mais, avec toute sa liberté, que peut-il vraiment faire ? Qu'est-ce qu'un citoyen, avec tous ses droits, peut changer à son environnement le plus proche, au parking qu'on lui construit sous sa maison, au haut-parleur hurleur qu'on installe en face de ses fenêtres ? Sa liberté est aussi illimitée qu'elle est impuissante.
Le concept de VIE PRIVÉE : personne n'a l'intention d'empêcher K. de faire l'amour avec Frieda même si elle est la maîtresse de l'omnipotent Klamm ; pourtant, il est suivi partout par les yeux du château, et ses coïts sont parfaitement observés et notés ; les deux aides qu'on lui a affectés sont avec lui pour cela. Quand K. se plaint de leur importunité, Frieda proteste : « Qu'as-tu, chéri, contre les aides ? Nous n'avons rien à leur cacher. » Personne ne contestera notre droit à la vie privée mais celle-ci n'est plus ce qu'elle était : aucun secret ne la protège ; où que nous soyons, nos traces restent dans les ordinateurs ; « nous n'avons rien à leur cacher », dit Frieda ; le secret, nous ne l'exigeons même plus ; la vie privée n'exige plus d'être privée.

Sixième partie : LE RIDEAU DÉCHIRÉ, Le sens existentiel du monde bureaucratisé.
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Qui sommes-nous ? Et quelle est notre terre, la terra nostra ? On ne comprendra que peu de chose si l'on se contente de sonder l'énigme de l'identité à l'aide d'une mémoire purement introspective ; pour comprendre, il faut comparer, disait Broch ; il faut soumettre l'identité à l'épreuve des confrontations ; il faut confronter.

Septième partie : LE ROMAN, LA MÉMOIRE, L'OUBLI, Le roman comme voyage à travers les siècles et les continents.
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Peu à peu j’ai compris que je venais d’un « far away country of which we know little ». Les gens qui m’entouraient prêtaient une grande importance à la politique, mais connaissaient piètrement la géographie : ils nous voyaient « communisés », pas « annexés ». D’ailleurs, les Tchèques n’appartiennent-ils pas depuis toujours au même « monde slave » que les Russes ? J’expliquais que, s’il existe une unité linguistique des nations slaves, il n’y a aucune culture slave, aucun monde slave : l’histoire des Tchèques, de même que celle des Polonais, des Slovaques, des Croates ou des Slovènes (et, bien sûr, des Hongrois qui ne sont pas slaves du tout), est purement occidentale : Gothique ; Renaissance ; Baroque ; contact étroit avec le monde germanique ; lutte du catholicisme contre la Réforme. Rien à voir avec la Russie qui était loin, tel un autre monde. Seuls les Polonais vivaient avec elle dans un voisinage direct, mais qui ressemblait à un combat à mort.
Peine perdue : l’idée d’un « monde slave » demeure un lieu commun, indéracinable, de l’historiographie mondiale. J’ouvre l’Histoire universelle dans la prestigieuse édition de la Pléiade : dans le chapitre Le monde slave, Jan Hus, le grand théologien tchèque, irrémédiablement séparé de l’Anglais Wyclif (dont il était le disciple), ainsi que de l’Allemand Luther (qui voit en lui son précurseur et maître), est obligé de subir, après sa mort sur le bûcher à Constance, une sinistre immortalité en compagnie d’Ivan le Terrible avec qui il n’a pas envie d’échanger le moindre propos.
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(84%) LIBERTÉ DU MATIN, LIBERTÉ DU SOIR

Quand Picasso a peint son premier tableau cubiste, il avait vingt-six ans : dans le monde entier, plusieurs autres peintres de sa génération se sont joints à lui et l'ont suivi. Si un sexagénaire s'était alors précipité pour l'imiter en faisant du cubisme, il serait apparu (et à juste titre) grotesque. Car la liberté d'un jeune et la liberté d'un vieux sont des continents qui ne se rencontrent pas.

« Jeune, tu es fort en compagnie, vieux, en solitude », écrivit Goethe (le vieux Goethe) dans une épigramme. En effet, quand les jeunes gens se mettent à attaquer des idées reconnues, des formes installées, ils aiment se regrouper en bandes ; quand Derain et Matisse, au début du siècle, passaient ensemble de longues semaines sur les plages de Collioure, ils peignaient des tableaux qui se ressemblaient, marqués par la même esthétique fauve ; pourtant, aucun des deux ne se sentait l'épigone de l'autre – et, en effet, ni l'un ni l'autre ne l'étaient.

Dans une solidarité enjouée, les surréalistes saluèrent en 1924 la mort d'Anatole France par une nécrologie-pamphlet mémorablement bête : « Tes semblables, cadavre, nous ne les aimons pas ! » écrivait Eluard, âgé de vingt-neuf ans. « Avec Anatole France, c'est un peu de la servilité humaine qui s'en va. Que ce soit fête le jour où l'on enterre la ruse, le traditionalisme, le patriotisme, l'opportunisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de cœur ! » écrivait Breton, âgé de vingt-huit ans. « Que donc celui qui vient de crever [...] s'en aille à son tour en fumée ! Il reste peu de chose d'un homme : il est encore révoltant d'imaginer de celui-ci, que de toute façon il a été », écrivait Aragon, âgé de vingt-sept ans.

Les mots de Cioran me reviennent à propos des jeunes et de leur besoin « de sang, de cris, de tumulte... » ; mais j'ai hâte d'ajouter que ces jeunes poètes qui pissaient sur le cadavre d'un grand romancier ne cessaient pas pour autant d'être de vrais poètes, des poètes admirables ; leur génie et leur bêtise jaillissaient de la même source. Ils étaient violemment (lyriquement) agressifs envers le passé et avec la même violence (lyrique) dévoués à l'avenir dont ils se considéraient les mandataires et qu'ils voyaient bénir leur joyeuse urine collective.
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Sans cesse, les concepts esthétiques se transforment en questions ; je me demande : l’Histoire est-elle tragique ? Disons-le différemment : la notion de tragique a-t-elle un sens hors du destin personnel ? Quand l’Histoire met en branle les masses, les armées, les souffrances et les vengeances, on ne peut plus distinguer les volontés individuelles ; la tragédie est entièrement engloutie par les débordements d’égouts qui submergent le monde.

À la rigueur, on peut chercher le tragique enseveli sous les décombres des horreurs, dans la première impulsion de ceux qui ont eu le courage de risquer leur vie pour leur vérité.

Mais il y a des horreurs sous lesquelles aucune fouille archéologique ne trouvera le moindre vestige de tragique ; des tueries pour l’argent ; pis : pour une illusion ; encore pis : pour une stupidité.

L’enfer (l’enfer sur terre) n’est pas tragique ; l’enfer, c’est l’horreur sans aucune trace de tragique.
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