J’avais un goût de bile dans la bouche, la nausée n’était pas loin. Non, je n’allais quand même pas faire un malaise le premier jour de classe devant trente et un élèves ! La nouvelle ferait le tour du collège en moins d’une heure et allait me coller aux basques toute l’année. Je les entendais déjà : « Leforestier a failli tomber dans les pommes en plein cours, ça craint. » Il en faut moins pour vous casser un prof. Alors j’ai lutté, convoqué toutes les images possibles pour garder à distance celle du garçon, j’ai regardé par la fenêtre, tenté d’imaginer l’odeur de la pluie qui s’était mise à tomber… Mon psy aurait approuvé.
Je préférais cette vie nomade qui me donnait une fausse impression de liberté. J’en arrivais parfois à me demander si je n’avais pas perdu le feu sacré, gâché cette vocation à laquelle je croyais si fort.
Pourtant je m’acharnais, je restais là, ballotté d’un poste à un autre, d’une fille à une autre, d’un groupe d’amis à un autre, sans exaltation ni réelles attaches… Etait-ce parce que j’aimais tellement cette région, cette terre capricieuse qui soufflait le chaud et le froid au gré des entrées maritimes ?
Mais contempler la mer ne remplit pas une vie, et la mienne m’échappait complètement.
Je l’avais beaucoup observé, en cours et durant ces instants que nous avions partagés, et j’avais vu toute une gamme d’émotions passer sur son visage : méfiance, agacement, confiance, complicité, joie… Mais c’était la première fois que j’y décelais cette expression : une admiration absolue, quelque chose d’intense, d’unique, d’inconditionnel.
Ça m’a fait un choc. Il fallait donc être père pour avoir droit à un tel regard ? Sans doute. Mais la rancœur et l’amertume devaient aussi être à la mesure de cet amour-là.
Je me gardais bien de lui dire qu’il suffisait que j’entende des rires, des cris, que deux personnes d’un même groupe me regardent pour que mes démons se réveillent. J’étais toujours sur le qui-vive, j’avais peur d’être de trop, ou de n’être pas assez, je me sentais plus toléré qu’apprécié et veillais à ce que rien ne dépasse qui aurait risqué de m’attirer l’opprobre. Mais comme j’avais appris l’art de l’esquive, on s’attardait rarement sur moi…
Je lui ai expliqué les dernières années, sans rien omettre. (...)
Je n’étais plus devant le directeur, je pouvais jouer franc-jeu. Les phrases coulaient en une crue salvatrice, comme si toute cette frustration accumulée, ces tentatives vaines et ces semi-échecs avaient eu pour seule fin de me ramener ici, à l’endroit entre tous où je pourrais me libérer complètement et réécrire ma partition.
Avoir un enfant aurait signifié risquer de l’exposer un jour à la cruauté et à la méchanceté de ses semblables. Un parent ne peut pas protéger de tout, je le savais mieux que quiconque, et ce risque-là, je refusais catégoriquement de le prendre. Je ne serais responsable, même indirectement, d’aucun manquement de ce genre. Jamais.
Jour après jour, semaine après semaine, je le sentais à l’affût, guettant sans répit un regard qui se noie, une main qui se lève, une mâchoire qui tremble à chaque nouvelle vexation. Lui donner cette joie ? J’aurais préféré être mort.
J’ignorais qu’un élève de cinquième pouvait être pervers. Pour moi, ce mot-là était réservé à certains adultes et la sentence, loin de me rassurer, m’a convaincu que le pire était à venir.