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Citation de enzo92320


[chapitre 4 de l’épilogue]

Une première solution serait de soutenir que, pour penser par soi-même, il faut commencer par essayer de déconstruire toutes les entraves dont dépend la pensée – et donc de s’en prendre au « soi » qu’on est avant de méditer. Cette tâche est infinie, à l’image de la variété des contraintes qui pèsent sur notre esprit : physico-chimiques (corporelles), historico-géographiques (contextuelles), sociales, familiales, religieuses, idéologiques, mais aussi psychologiques, biographiques, affectives, instinctives… Par-delà leur diversité, ces facteurs tiennent tous à un fait brut : nous n’avons pas choisi d’exister. Nous n’avons pas non plus sélectionné notre point d’entrée dans le monde, qui est à la fois décisif et relatif, incontournable et contingent. Penser contre soi serait ainsi un travail de désobstruction perpétuel. Cette tâche, personne ne l’achèvera jamais, mais est-on seulement capable de s’y aventurer ? Elle paraît, en effet, mener vers une aporie : quand j’essaie de me détacher de mes déterminations, cette volonté n’est-elle pas également le fruit d’autres déterminations ? Pour qu’un « soi » se retourne contre l’image qu’il se fait de lui, il faudrait qu’un autre soi le soumette à un examen critique, qu’un quatrième déconstruise le troisième, qu’un cinquième conteste le quatrième… Régression à l’infini qui conduit à une certaine forme de désespoir. Au constat désabusé que nous n’aurons jamais raison de notre finitude : quand je prétends penser contre moi-même, n’est-ce pas une autre version – un autre masque – de moi-même qui pense ? Ne suis-je pas, toujours, l’otage de mon moi ?

Et s’il s’agissait plutôt de désobstruer le « soi » ? Non pas de penser à rebours de soi-même, mais contre l’idée selon laquelle on serait un « soi-même » ? Car cette notion est auréolée d’une certaine confusion. Que nomme-t-on le moi ? Il y a déjà chez Descartes une différence entre le moi biographique – celui qui a étudié à l’université, qui a appris la littérature, les mathématiques, la théologie, l’histoire de la philosophie – et le moi méthodique : celui qui décide de s’enquérir de la vérité. Chez Kant, cet écart se déplace. Il conduit à distinguer le « je » et le « moi ». D’une part, le pôle de la subjectivité ; de l’autre, le moi concret, celui de l’expérience psychologique que j’explore quand je me livre à l’introspection. Or, ces deux instances ne se fondent jamais l’une dans l’autre. Il n’y a pas de miroir qui permette à l’esprit de se réverbérer. Le « moi » n’est jamais « je ».

Mais si le « je » était lui-même un piège ? Si nous étions dupes de la transparence supposée de notre conscience ? Et si c’était toujours un « moi » qui pensait : un moi incarné, subjectif, biaisé, qui ne présente en lui-même aucun critère, aucune norme qui puisse guider sa pensée ? Un moi qui ne soit rien d’autre que le produit d’un corps engagé dans une histoire relative ? Tel est peut-être le mirage du doute cartésien : c’est un doute momentané. Un doute qui s’arrête dès la Deuxième Méditation. Un doute qui croit qu’il a fini le travail, sous prétexte qu’il bute prétendument sur un point de vérité : le cogito. Mais qu’est-ce que le cogito ? Comment savons-nous qu’il émane d’un « ego » ? D’où sommes-nous sûrs qu’il « pense » ? Et s’il importait donc de se libérer non seulement des tutelles étrangères, des maîtres de conscience mais aussi et surtout de l’emprise du « soi-même » ? L’enjeu n’est pas, à travers cette question, de tenir nécessairement le cogito pour un mirage de plus. Il est incontestable que j’ai l’expérience du « je pense », que je me sens exister, que je me pose des questions, que je suis en proie à certaines croyances. Mais ces phénomènes ne justifient pas d’interrompre le travail du doute. Ce qui n’est pas légitime, en ce sens, c’est la somme des évidences qu’on peut leur associer : pourquoi mon cogito serait-il l’œuvre d’un pur esprit rationnel, autonome, doté d’une lumière fiable, susceptible enfin de devenir le fondement absolu de mes méditations ?

Mais à quoi ressemblerait une philosophie qui enverrait valser toutes ces certitudes ? À une vie, justement : une âme organique, un esprit fait de chair. Une quête incorporée.
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