Une histoire aux temporalités et aux frontières enchevêtrées
« Dans les sables mouvants de l’histoire des pays pourfendus par la guerre civile et la décolonisation, il reste toujours des histoires enfouies. Enfouies, enterrées sous des couches de sédiments humains, sous des respirations dont les échos nous parviennent encore ». Dans sa préface, Histoires dés-enfouies et transmises par des femmes, François Guillemot parle, entre autres, d’histoire, de sciences humaines et sociales, du destin heurté d’une femme nommé Dung, « femme métisse vietnamo-marocaine et enfant de la guerre d’Indochine », de dimension psychologique, « celle de mettre en avant un processus de recherche-création qui vise à établir à la fois une micro sociohistoire de colonisé.es/décolonisé.es et une création littéraire à cheval entre le témoignage sur autrui et le récit de soi tout en ne négligeant pas les enjeux pratiques et intellectuels d’une recherche », d’histoire de femme malmenée par la guerre des hommes, du voile de la domination, des « poussières d’empire », des « convolées » des espaces frontaliers, de recherche-création, de mémoires… Une belle introduction à ce livre singulier…
Je souligne en premier lieu le choix d’une écriture à plusieurs voix, le ton hors des manies de l’académisme, la présence des deux autrices et celle palpable de la dénommée Dung.
Nelcya Delanoë et Caroline Grillot parlent, entre autres, de femmes « socialement méprisées et privées d’existence légales », de récits intimes, de rencontres et d’histoire, d’orphelin·es, de parents biologiques et de parents adoptifs, « Imbroglio de parenté, mariage, adultère, remariage, concubinage, abandon, adoption, fuite, double voire triple filiation, progéniture ballotée entre affins et sans suivi systématique par l’état civil », de recherches et de documents, de colonisation et de lutte de décolonisation, de métissage dans des régions où cela est « mal vu », de soldats et de blessures, de la guerre, « La guerre détruit, blesse, tue, abolit histoires et archives – et donc identités administratives »…
Au fil des recherches et des déplacements géographiques, « le puzzle devient carte en relief », les figures de Dung se dessinent, « née métisse dans une famille bancale et brisée », « fille d’exclus, fille vendue et souillée, encore plus méprisée depuis ce drame », « doublement orpheline, deux mères deux pères, s’est fait bousiller la vie à force d’être femme, métisse et descendante d’« Européens noirs » comme on qualifiait les Arabes à l’époque au Viêt Nam », l’entrecroisement des destinées se précisent, des colonisés peuvent « rejoindre » le combat d’autres colonisés…
Les autrices abordent aussi les sens de mots dans des langues différentes, les lois du silence imposées aux « témoins de l’histoire », les « câbles enfouis, maquillés au point de les rendre méconnaissables » les histoires coloniales, le vertige des histoires d’« identité », les voyages d’amour er de libération, « Ainsi des poussières d’empires ont-elles, comme le pollen, voltigé au fil de décisions bureaucratiques et de la fin des guerres dans la guerre »…
Un récit et des échanges de correspondances, des incarnations situées de vie, des réflexions sur les exigences du travail scientifique, des constats sur le nouveaux camps ici et maintenant, « des réseaux de camps de centres d’accueil de centres d’hébergement, des centres de tri et de triage », le temps des démocraties « coquilles vidées, des barbelées hérissés de lames de rasoir, des camps et de leurs miradors », les transformations des services publics en machines pour client·es…
Je souligne notamment La Porte, « entre troncs et branches, une prote marocaine dressée là, haute et ciselée, trois arcs de pierre, des moulures noircies et effritées, des piliers nervurés pour supporter les chapiteaux, Meknès en plein Tonkin » et son devenir.
Et le temps des destinées retrouvées, malgré le tourisme pédophile, les politiques d’ajustement structurel, les traumatismes et les dérives toxiques, le passage « d’un coté à l’autre du trottoir », la reconnaissance légale, le devenir citoyen « au nom d’un père spectral »,
« L’«L’affaire Dung» s’était étirée sur une décennie, avait déclenché une cascade d’événement et noué des liens à la fois délicats et forts entre une migrante vietnamienne métis, une historienne française pied-noir du Maroc, une ethnologue bourguignonne, un ambassadeur du Royaume chérifien et une fonctionnaire maroco-vietnamienne – surtout des femmes ».
Voici donc un ouvrage, heureusement décalé de l’ordinaire des sujets et des formes d’écriture, un apport historique et humain plus que bienvenu. Un livre aussi contre les « lignes biseautées, aplanies, arasés par la lame de fer de l’histoire officielle », une « minuscule épopée »…
« Impossible fin de notre livre, il nous échappe, il s’échappe ». Ce livre contribuera j’espère aussi à penser le monde et l’avenir d’une espérance colorée et créolisée.
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