Maître et rénovateur du roman noir français, Jean-Patrick Manchette a réinventé le genre du polar dans les années 1970 et 1980. Nicolas Herveaux invite le spécialiste Nicolas le Flahec et l'auteur Jérôme Leroy pour découvrir ou redécouvrir la vie et l'oeuvre de l'écrivain.
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En lisant le passage de La Princesse, nous voilà de même tentés de dire « quoi donc ? », nous voilà nous aussi déroutés par la syntaxe de la phrase. Cette phrase qui suggère en même temps qu’elle déroute, qui fait la lumière et opacifie : une phrase baroque en somme, qu’on préfère aux révélations annoncées. (« La Princesse du sang, ou l’esthétique des mauvais temps » – Gilles Magniont)
Et de fait, Le Petit Bleu de la côte ouest, qui vient juste après, en 1976, c’est tout autre chose – c’est le jour et la nuit ! Le Petit Bleu de la côte ouest est un roman à la troisième personne dont le personnage principal n’est pas un détective, mais un cadre moyen, entraîné malgré lui dans une affaire criminelle. Or, l’intrigue de ce roman est dès les premières lignes parasitée par des intrusions d’auteur qui déconcentrent le lecteur, empêchent l’illusion référentielle, détournent l’attention vers d’autres plaisirs, uniquement textuels. Engaño et desengaño : l’implication dans l’histoire est brusquement et brièvement concurrencée par la visibilité de la forme. Par exemple, lorsque apparaît tel imparfait du subjonctif : « Il attendait que les choses se tassassent » (755) ; ou ce zeugme, « Béa revint de la cuisine avec deux Cutty Sark et un sourire de tendre ironie » (718) ; à ces flashs de visibilité textuelle on peut ajouter la spatialisation incongrue du for intérieur placée aux premières lignes du roman : Manchette, qui vient d’évoquer les « décorations intérieures de l’automobile » de son héros, ajoute dans la foulée : « L’intérieur de Georges Gerfaut est sombre et confus, on y distingue vaguement des idées de gauche » (707). Et je ne peux résister au plaisir de conclure mon florilège avec ce bref morceau de bravoure, que je trouve dans La Position du tireur couché (nous sommes dans la réception d’un hôtel) : « Ses seins et ses cils étaient formidables. Terrier lui donna vingt-six ans. Elle lui donna une clé » (892). Ainsi de petites fêtes rhétoriques viennent-elles, de loin en loin, aveugler le lecteur emporté par la seule intrigue. (« Du roman noir au néo-polar. Histoire d’une délocalisation générique » – Jean Kaempfer)
1. APORIES : difficile d’embrasser l’œuvre de Jean-Patrick Manchette dans sa totalité. Un trait pourtant fait saillie, une conviction qui préside à son édifice, met en branle un « art du roman » singulier, l’affecte durablement : l’histoire de l’art est finie. Disons-le tout net : l’œuvre s’est écrite sur un tombeau. En premier lieu, celui des avant-gardes des années 1920. Manchette, très tôt lecteur de l’Internationale situationniste, en a pris acte : « Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser, le surréalisme réalise l’art sans le supprimer » (Debord). Nonobstant, cet échec – à transformer le monde comme à changer la vie – n’est pas imputable exclusivement à des contradictions internes. Celles-ci ont été résolues par l’Histoire : la contre-révolution mondiale des années 1920 – ou si l’on préfère, la reconfiguration du Capital, sur son versant étatique comme sur son versant privé -, s’en est chargée. Hans-Magnus Enzensberger a résumé ses méthodes : soit la neutralisation, id est la mise au pas desdites avant-gardes par les totalitarismes qui aboutit au fond sans la forme, soit la dévitalisation, id est leur récupération-transformation par la Kulturindustrie en marchandise idéale, qui aboutit à la forme sans le fond. (« Derrière les lignes ennemies » – Xavier Boissel)