Interview avec Pierre Joxe sur France Culture
Il est de plus en plus manifeste qu'une intense exploitation politico-médiatique cherche à détourner l'opinion publique française de toute réflexion sur les origines socio-économiques et psychologiques de la délinquance juvénile en focalisant l'attention sur des crimes, des drames exceptionnels et des tragédies individuelles. Ce que l'on appelait jadis un "fait divers" est érigé en "exposé des motifs" de lois de circonstance qui se succèdent et s'accumulent, parfois redondantes, voire contradictoires.

Dans ce modèle protecteur, couramment dit "protectionniste", le principe est par défaut de privilégier les mesures d'assistance. L'article 2 de l'ordonnance du 2 février 1945 parle ainsi de mesures de protection, d'assistance, de surveillance et d'éducation, qualifiées plus simplement de mesures éducatives. Le système mis en place est un système d'option entre la "mesure éducative" et la peine proprement dite, laquelle ne doit être prononcée que si les circonstances et la personnalité du mineur l'exigent.
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C'est à partir de la fin des années 1970 que les interrogations sur la pertinence de l’ordonnance de 1945 commencèrent à s'exprimer vigoureusement, à droite, au nom d'une adaptation prétendument nécessaire, de la charte de l'enfance délinquante à l'évolution de la société. Lorsqu'un rapport fut confié par le premier ministre Lionel Jospin à deux députés particulièrement qualifiés sur les réponses à apporter à la délinquance des mineurs, la question explicitement posée dans la lettre de mission étant sans ambiguïté : si problème il y avait, ce n'était pas un problème de texte, mais de moyens mis en oeuvre pour leur application. S'ensuivit pendant quatre ans la création de plus de 300 postes d'éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse par an, afin de rendre plus rapide la prise en charge des mineurs. Et, par une étrange ironie de l'histoire, voici que des politiciens se réclamant de l'héritage du "gaullisme" s'emploient depuis des années à démolir méthodiquement un des services publics les plus intéressants de notre institution judiciaire.
j'ai vu ailleurs une CDAS présidée par un juge arrivant en retard à l'audience. "On commence?" Et signant aussitôt, sans le lire, le premier projet de décision, en haut de la pile de trente projets que le fonctionnaire qui les avait préparées lui présentait... Les dix premières affaires, concernant toutes les demandes d'aide médicale d'Etat, presque toutes par des étrangers, furent expédiées en moins d'une demi-heure, et je suis sorti avant la fin, tant cet abattage me choquait.

Dans sa propre revue, les Cahiers d'études pénitentiaires et criminologiques (n°36 mai 2011), on découvre - ce que les magistrats et avocats observent empiriquement de leur côté - que les risques de récidive diminuent d'autant plus que les condamnés bénéficient d'aménagement de peines et de liberté conditionnelle. C'est encore plus vrai pour les mineurs que pour les adultes.
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Mais la politique suivie depuis plusieurs années conduit à réduire les moyens de la protection judiciaire de la jeunesse et à accroître de 20% le nombre de places en prison. La France va-t-elle ainsi rattraper la Grande Bretagne au palmarès des incarcérations?
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D'un point de vue purement pragmatique et tant qu'il concerne les mineurs, les principes et l'organisation du service public de la justice sont des éléments essentiels d'une politique de prévention, et donc de tout politique de sécurité. Le mineur, l'enfant délinquant, n'est pas destiné par la fatalité à entrer ni à demeurer dans la délinquance d'habitude. S'il y tombe, la société a le devoir de - et, en outre elle y a intérêt - l'aider à en sortir. A cet égard, l'ordonnance française de 1945 et la loi fédérale suisse de 2005 ne sont pas des textes idéalistes, ni l'oeuvre de rêveurs.
La sanction infligée à un mineur dépend en premier lieu de sa personnalité et de ses besoins éducatifs, et doit prioritairement favoriser sa protection et son éducation. En d'autres termes, la droit pénal suisse des mineurs se veut résolument protecteur.
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En Suisse, la droit pénal des mineurs prévoit quatre mesures : la surveillance, l'assistance personnelle (deux mesures permettant à l'Etat de s'immiscer de manière plus ou moins importante dans l'éducation des mineurs), le traitement ambulatoire (lorsque le mineur souffre de troubles psychiques) et le placement (soit dans une famille d’accueil, soit en institution plus moins fermée). Ces mesures prennent généralement fin, lorsque l'objectif est rempli, ainsi que - au plus tard - lorsque l’intéressé atteint l'âge de 22 ans, âge qu'il est aujourd'hui projeté d'étendre à 25 ans - en Suisse!
Les éducateurs sont à l'évidence conduits eux aussi à recourir à des stratagèmes pour éviter l’application absurde de textes bâcles, inspirés par une idéologie sécuritaire dont l'inefficacité est démontrée après 10 ans de frénésie législative.
Depuis des années on assiste ainsi, dans les tribunaux pour enfants, à une véritable résistance spontanée contre la démolition d'un service public à la française de plus en plus mis en péril. En outre, les professionnels ne se bornent pas à réclamer des moyens supplémentaires, ils espèrent et proposent des réformes qui leur permettraient de remettre la machine judiciaire dans le sens du progrès.

En France, au contraire, c'est aujourd'hui l'obscurantisme qui triomphe. La réflexion est méprisée, l'expérience ignorée, un pouvoir affaibli provoque et utilise l'émotion populaire pour se poser ridiculement en "protecteur". "Je dois protéger les Français" répète à l'envi le chef de l'Etat, chef des armées, qui invitait il y a peu le terroriste Kadhafi à planter sa tente dans les jardins de l'Elysée afin de mieux vendre les avions du sénateur Dassault à ce tyran fou.
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Analysant les chiffres et les faits relatifs à la violence dans notre société, qui ne date pas d'hier, il montre qu'à partir de statistiques manipulées et du traitement médiatique des faits divers le sentiment d'insécurité s'accroît dans une société... moins violente qu'autrefois! Les jeunes volent moins. Ils commettent peu de crimes. Leur part ne croit pas dans la criminalité générale : elle décroit. Ils sont plus poursuivis mais pour "outrages", pas de violences... Cependant, les statistiques globalisent : outrages + rébellion + violence = 4.1%. Dont outrages = 3.2%.
Alors qu'on entend parler de l'explosion de la violence des plus jeunes, la statistique judiciaire montre que les moins de 13 ans forment 3% des mineurs condamnés soit 0.3% du total des condamnés. Et cela ne change pas depuis 20 ans!
c'est l'un des problèmes principaux du droit social : de même que la loi de 1843 contre la travail des enfants n'a été d'aucun effet pendant un demi-siècle, faute d'une Inspection du travail efficace, de même la loi qui impose des délais brefs à la justice sociale est de nul effet quand le manque de personnel conduit un conseil de prud'hommes à juger en deux ce qu'il devrait expédier dans le mois d'après la loi.

De nos jours, la mise en cause du rôle du juge des enfants dans sa triple fonction d'instruction, de jugement et d'application des peines semble vouloir se parer de l'esprit de Montesquieu.
Mais il faut au passé de longues heures auprès de ces juges-là, lisant les dossiers, consultant les éducateurs, écoutant les enfants, les parents et souvent les parties civiles - sans oublier les avocats - pour pouvoir apprécier le rôle unique, en effet, de ce juge unique, situé entre le magistrat et le thérapeute, entre l'assistant social et l'éducateur, s'appuyant sur la connaissance des individus et le milieu familial pour participer au redressement de trajectoires adolescentes le plus souvent abîmées, compromises par la société, la famille, la misère sociale ou humaine.
Mais ce métier peu connu exige, pour aboutir, l'existence en amont et en aval, de services éducatifs et sociaux fournissant à diverses étapes des diagnostics, des pronostics, des évaluations, et aussi - surtout, peut être des structures d'accueil, d'hébergement et d’accompagnement, prolongements nécessaires du travail du juge des enfants.
C'est seulement à la fin du XIXe siècle que l'attitude envers les jeunes délinquants s'humanise. Ce que l'on appelle en termes techniques le "droit spécial" des mineurs est donc aujourd'hui doublement spécial : inscrit et prescrit depuis un siècle dans les lois "spéciales" (1906, 1912) et surtout dans un texte célèbre - l'ordonnance du 2 février 1945 - ce droit est spécial par son objet. C'est un droit pénal qui entend privilégier l'action éducative sur les jeunes avant la répression des délits et des crimes. c'est un droit qui cherche avant tout à corriger l'auteur avant de punir l'acte - avec l'idée, la perspective ou l'espérance que c'est en corrigeant l'auteur que l'on évitera la multiplication des actes, la récidive. C'est en effet un droit qui fonctionne assez bien en France puisque, aujourd'hui, plus de 80% des jeunes passant devant la justice des mineurs ne réitèrent jamais.