Quoiqu'il en soit ceux qui dans leur jeunesse avaient rêvé que rien de ce qui est humain ne saurait leur rester étranger auront été servis !
Le camp de concentration a dépassé de loin le but que ses créateurs s'étaient assigné. Ces hauts-lieux de la douleur ont été plus que des lieux de destruction de l'opposition anti-hitlérienne, d'expiation inter-nationale ou raciale. Quelque chose de beaucoup plus grand s'est trouvé mis en question, de si grave que même ceux qui ont réalisé le problème n'ont pas le courage de le dire. Et il vaut peut-être mieux que cette expérience unique mais inutile parce que intransmissible, n'apparaisse dans l'histoire des civilisations que comme une énorme farce (« ein uberdimensionaler Witz » disait Ernst). Il paraît que dans des temps très anciens un mauvais sujet avait pénétré dans le sacro-saint du temple d'Isis et avait déchiré le voile de la déesse. Le violateur n'aurait rapporté de son initiation à rebours qu'un rire saccadé, le rire de certains fous. Mais ceci n'est qu'une vieille légende stupide...
Je m'excuse de dire ces choses. Mais c'est cette dégradation morale qui, au bagne, me bouleversait le plus. Les coups, le travail dur, la contrainte, toutes les souffrances matérielles — au-delà même, toutes les souffrances morales — ne prenaient toute leur horreur qu'au moment où elles aboutissaient, selon le plan satanique de l'ennemi, à faire perdre à chacun le respect de soi-même, sa dignité d'homme. Le bagnard qui reste sans sourciller sous les coups, l'affamé qui donne la moitié de son pain, le pauvre être épuisé qui pousse encore le wagon ne sont pas des esclaves. C'est quand ils crient grâce, c'est au moment où ils consentent à telle ou telle lâcheté, qu'ils perdent pied réellement, qu'ils sont ce que les nazis ont voulu faire d'eux. Comment résister, comment rester soi-même au milieu de tant d'angoisses : la peur d'être frappé, la peur d'être puni, la peur d'être envoyé en transport, la peur d'être isolé, la peur d'être malade, la peur d'avoir faim, la peur de mourir... Combien d'entre nous peuvent dire qu'ils n'ont jamais cédé ?
Le sénateur Chambonnet est un homme de cinquante ans ou un peu plus, grand et fort. Il a, comme beaucoup d'autres, en juillet 1940, donné son vote à un mandataire infidèle. Mais, républicain, démocrate et patriote à toute épreuve, il s'est bientôt ressaisi. Il fut d'abord en délicatesse avec la police de Vichy, sur laquelle il me raconte de curieuses histoires. Un jour, il reçoit la visite, à fin d'enquête, d'un commissaire des Renseignements généraux : M. le Sénateur, vous ne me reconnaissez pas ? — Non. — J'ai dîné l'an dernier avec vous et M... — En effet. Eh ! bien, vous êtes un fameux salaud ! — M. le Sénateur, les salauds comme moi sont là pour empêcher les honnêtes gens comme vous de commettre trop d'imprudences ». Et l'interrogatoire se termina par un procès-verbal anodin.
D'autre part, nous ne pouvons comprendre son oeuvre qu'à la condition de bien le connaître lui-même. Augustin n'est pas un pur dialecticien qui ne dépendrait que de la raison théorique. Il s'inspire tout autant et même davantage de ses aspirations et de ses déceptions, des sentiments et des impressions multiples qui se succèdent en son âme. Sa pensée est comme le reflet mobile de sa vie intérieure.