René-Gustave Nobécourt

6 h moins 5.
Sait-on ce que ça signifie ces 5 minutes avant 6 heures quand à 6 heures précisément il faudra partir à l'assaut et que l'aiguille, puisque la montre a été réglée, remontée, continue d'égoutter le temps, ce court temps, ce dernier temps ?

On appela les hommes de la classe 14 " les biquets", ils avaient juste vingt ans.

Lorsqu'ils arrivèrent au front, Maurice Genevoix voyait " des enfants habillés en soldats ", harassés et peinant sous le sac, comme portant leur cadavre sur le dos.
Les attaques du premier hiver firent parmi eux 80 % de morts et blessés.

Un rapport, destiné à rassurer les familles, se complaisait à décrire les charmes de l'hiver au Chemin des Dames :
__ une nourriture abondante deux fois par jour
__ des boissons chaudes, du thé, du café et de l'alcool "à dose hygiénique"
__ des bottes de tranchées d'un modèle pratique et de solides sabots de bois protègeront les pieds de l'humidité et du froid ainsi que des caleçons douillets, des chaussettes et des chandails
__ le casque, d'une élégance presque coquine, amortira les rafales de neige et de pluie

Avec tout ce confort, le troufion ne manquera pas d'entrain et de gaieté, d'ailleurs les "marmites boches n'ont fait que développer sa bonne humeur".

Quatre kilomètres à parcourir en terrain difficile. Avant midi, normalement, nous aurons atteint nos objectifs...!
Le colonel Maroix a prescrit aux musiciens d'emporter leurs instruments, tambours et grosse caisse compris. Au médecin-chef qui se plaignait de l'insuffisance du poste de secours, il a déclaré qu'il n'aurait à soigner que des entorses.

Ordre du jour de Franchet d'Esperey :
l'action sera menée " comme une opération de campagne, avec la dernière énergie et en consentant les sacrifices nécessaires ".

Ordre du jour du général Maunoury :
" s'engager à fond comme en rase campagne, sans tenir compte des tranchées et fils de fer..."

De l'un et l'autre coté les pertes étaient considérables. chaque flux, chaque reflux abandonnait des centaines de cadavres; chaque marée mélangeait les gris et les bleus ; chaque nuit et chaque jour, dans chaque trou, la mort inassouvie entassait son butin.

On attendait, liés apparemment par le même sort et la même anxiété, et déjà, plusieurs, par une prémonition parfois lointaine, savaient que le moment où ils seraient déliés ne tarderait plus désormais, que la minute suprême était là, dont la clarté diffuse leur expliquerait soudain certaines hâtes qu'ils avaient eue, certaines assurances, tôt acquises, que leur avenir était dans le présent et que leur éternité serait celle d'un mort de vingt ans.

A la fin de l'après-midi, il faut renoncer à tout mouvement.
Le général commandant le 1er C.A rend compte.
" PERTES SENSIBLES" dont voici le détail :

1er D.I. : 44 officiers et 1257 hommes
2e D.I. : 89 officiers et 3766 hommes
162e D.I. : 37 officiers et 1538 hommes.

PERTES SENSIBLES pour une journée...

Chacun d'eux (les anciens combattants) ressent aussi, sans oser ou savoir l'exprimer, la nostalgie de ce qu'il fut lui-même alors, à tel ou tel instant. Il y eut là pour tous, plus ou moins confuse, plus ou moins définie, une terrible expérience : ils ont, à certaines minutes, touché le fond d'eux-mêmes, le fond de ce que le coeur de l'homme peut connaître, de ce que la volonté de l'homme peut accomplir, de ce que les forces de l'homme peuvent supporter.
Ce fut une expérience solitaire.

Il y avait beaucoup de coquelicots dans les blés du Chemin des dames, au mois d'Aout 1914. Lorsque dix ans plus tard, devenu route des pèlerins, les laboureurs y engrangèrent de nouvelles moissons, n'y eut-il pas beaucoup de bleuets ?

" Pour nous, il faut aller jusqu'à ce qu'on puisse imposer la paix aux boches ; autrement ça ne valait pas la peine de supporter ce qu'on a supporté pendant trois ans pour que, dans vingt ou trente ans, nos enfants refassent la guerre ".

Extrait d'une lettre d'un combattant du Chemin des dames.