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Citation de DonaSwann


Ces souvenirs me reviennent pêle-mêle en tapotant sur le coin de ma table l'appel aux morts. Poulbot, Depaquit, Delaw, Laborde, Falké : de qui encore ai-je parlé ? Et combien de temps ces noms évoqueront-ils une présence humaine, une oeuvre, un visage ? De l'autre côté du fossé des deux guerres, les événements de tout un siècle se confondent et, aux yeux des jeunes gens, nous rejoignons les héros de Murger, les bohèmes de Nerval, les chicards de Gavarni. Ce qui, pour nous, est hier, pour eux est le temps jadis. Jamais je ne l'ai plus cruellement ressenti qu'en recevant, certain jour, la visite d'un jeune artiste qui se documentait sur la Butte d'autrefois pour illustrer l'un de mes livres. Sans se douter qu'il me vexait terriblement, car j'ai horreur qu'on ajoute à mon âge, il me demande si j'avais beaucoup fréquenté le Chat Noir - fermé l'année de ma première communion -, si j'avais dansé avec la Goulue, fréquenté les "maisons" avec Toulouse-lautrec, puis, mettant le comble à ses gentillesses :

- De votre temps, questionna-t-il, y avait-il de l'herbe dans les rues ?

Sur le moment, j'en ai perdu le souffle. Assurément, le cher garçon supposait que "de mon temps", les filles portaient la crinoline, les garçons le pantalon à sous-pieds, et que nous dansions le rigodon, le jour de la vendange, sur l'aire du Moulin de la Galette.

- De l'herbe, allais-je me récrier. De l'her...

Mais la protestation m'est restée dans la gorge. Je venais, dans un éclair, de revoir le Montmartre de ma jeunesse, et je me rappelais soudain qu'il y avait non seulement de l'herbe entre les pavés, mais de la menthe le long des talus, du mouron, de l'anis, du fraisier sauvage, du laceron au suc laiteux, du pissenlit pour les lapins. Mieux encore : on fauchait le foin devant le Sacré-Coeur, et nous aurions pu, ces soirs-là danser la bourrée au Lapin Agile, où Alathème jouait de la vielle.

Comment ne pas le regretter, ce village sans pareil ? Tout se transfigurait pour enchanter nos jeunes yeux. La nuit, dans les ruelles du maquis où les Italiens chantaient des barcaroles, nous pouvions nous croire en Sicile, et nous rêvions d'aventures lointaines en regardant scintiller les fanaux des frégates sur la mer brumeuse de Saint-Ouen. C'est pour tous ces souvenirs que je continue d'aimer mon cher quartier. On a nivelé les rues, coupé les arbres, abattu nos bicoques, pourtant j'y retourne quand même, et lorsque je m'assieds sous l'acacia de la rue des Saules, il me semble que rien n'a changé.
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