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Citations de Rolf Stein (54)


Au Japon, les comparaisons peuvent s'étendre tout au long de son histoire, sauf évidemment à l'époque moderne où la différence est de taille : alors que le Japon a su s'adapter rapidement au monde moderne tout en conservant sa tradition, le Tibet n'a pas pu en faire autant et a été conduit à une rupture brutale qui pourrait être fatale pour sa tradition.
Dans le domaine culturel aussi, il est évident que, si les institutions sont semblables, les formes ne sont pas exactement les mêmes, et c'est justement en cela que réside l'intérêt des études tibétaines. De part et d'autre, une grande religion organisée a été adoptée et s'est superposée sur des systèmes indigènes. Mais les différences entre le christianisme et le bouddhisme et entre les substrats religieux de l'Extrême-Orient et de l'Europe ont naturellement déterminé des aspects particuliers.
Nous n'essaierons pas de dresser ici une liste de similitudes. Le lecteur, familiarisé avec le passé européen, l'aura fait de lui-même, et nous nous sommes parfois permis de les souligner. Mais, pour conclure, nous pouvons essayer de dire un mot d'un aspect dont nous n'avons pas pu parler et qui est d'ailleurs difficile à saisir, à savoir l'homme et son caractère. Comment en parler alors que l'auteur n'a pas eu la chance de vivre au Tibet et qu'il ne connaît les Tibétains que pour en avoir fréquenté quelques-uns en dehors de leur pays ? Et par surcroît, comment comparer l'homme tibétain à l'homme du Moyen-Âge ou de la Renaissance dont on ne peut se faire une idée qu'à travers quelques ouvrages ? Cependant la tentation est grande, tant est forte l'impression d'avoir affaire à des types analogues de caractères. Certes, il n'est pas question de ramener à une formule simple la variété des caractères individuels. Mais certains traits sont tout de même frappants.
Ce qui semble le plus remarquable, c'est une sorte de condensation ou de concentration, un caractère entier, et, de ce fait, souvent excessif. On dirait que sentiment et pensée ne sont pas dilués ou dispersés, mais concentrés. L'homme s'adonne à un sentiment jusqu'au bout, sans hésitation, avec une sorte d'opiniâtreté et de simplicité. Il peut être très doux ou très violent, très dévoué et très fourbe ou rusé. Il est gai, il aime chanter, parler et plaisanter. Mais il peut aussi obstinément se renfermer, se replier sur lui-même et se refuser aux contingences d'un monde dont il refuse la réalité. Quand il croit — et il croit —, sa foi est profonde, entière, simple et absorbante.
p. 339
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« La Civilisation tibétaine », Rolf Alfred Stein (extraits,) éd. L’Asiathèque © (1962/87) 2011
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De nombreuses traditions, différentes dans les détails, mais identiques dans leur structure, se rapportent à la création du site habité et à la venue du premier chef et ancêtre. Rien d'étonnant à cela. On ne s'intéresse pas tant à la création du monde en général — quand on en parle, on emprunte la cosmographie bouddhique — qu'à autant de micro-mondes qu'il y a de sites habités et de groupes humains qui y vivent. Chaque clan ou chaque famille noble a sa lignée ancestrale, sorte de blason qui authentifie sa noblesse, chaque petit pays a sa montagne sacrée.
p. 236
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Une civilisation est un fait objectif que l'historien n'a aucune raison, aucun droit non plus, de juger, et surtout de juger par rapport aux “valeurs” supposées de celle qui est actuellement la sienne. Elle est aussi un tout, tel un organisme dont toutes les parties dépendent les unes des autres et parmi lesquelles on ne peut pas établir une hiérarchie de valeurs. Voit-on un zoologue qui parlerait avec mépris du venin des serpents ou un physiologiste qui s'offusquerait de la défécation ?
Ceci bien souligné, il est bon de se rendre compte que de nombreuses caractéristiques institutionnelles ou mentales de la civilisation tibétaine ressemblent à celles du Moyen Âge européen. Certes, le terme est vague, autant que celui de féodalité, et un médiéviste y trouverait sans doute à redire. Mais entre le début et la fin du Moyen Âge, et même, si l'on veut, de la Renaissance, entre des structures spécifiquement féodales et des institutions tardives qui en peuvent être les résidus, il y a suffisamment de marge pour permettre des comparaisons avec des faits tibétains qui, eux aussi, s'échelonnent sur de nombreux siècles et ont évidemment changé au cours de cette longue histoire. Il reste qu'à lire les œuvres de Huizinga, de Marc Bloch ou de Lucien Febvre, le tibétisant pourrait à chaque instant citer des faits tibétains correspondants en marge des pages ; il pourrait insérer des passages entiers de ces livres dans un traité de sociologie tibétaine. Il n'aurait pour cela qu'à remplacer les noms et, bien entendu, faire abstraction des dates. Ce ne sont là que des impressions, et il faut souhaiter ...
p. 337
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Les saints poètes et les « inventeurs de trésors », kagyüpa et nyingmapa, se distinguent des auteurs savants par leur non-conformisme vis-à-vis de l'Église, par leurs attitudes paradoxales et leur vie errante. Ils se disent volontiers “fou” (smyon-pa), et c'est sous ce vocable qu'ils sont connus et aimés du peuple. Nous avons déjà eu l'occasion de noter leur caractère espiègle et leurs critiques et sarcasmes à l'égard des abus des grands (ch. p. 163). Ces attitudes expliquent les deux sources de création littéraire dont nous venons de parler : d'une part, leur ravissement ou leur inspiration de “fou” qui accèdent au « trésor de l'esprit » ; et de l'autre, leur connaissance des traditions, des chants et de la poésie du peuple à la vie duquel ils aimaient se mêler.
L'épopée aurait été créée et chantée un jour, d'un jet, par un religieux nyingmapa en état d'ivresse. L'auteur de la pièce de théâtre Norsang s'appelle lui-même, dans le colophon, Tsering Wangdü, le “fou” de Dingchen, et il ajoute qu'il n'a fait que prononcer des paroles insensées et des plaisanteries. L'inventeur du Kathang denga, Orgyan Lingpa, est, selon le colophon, célèbre sous le nom de « fou des trésors » (gter-smyon). Et si le “fou” Milarepa est devenu le patron des acteurs et des saltimbanques ambulants, le patron et dieu du théâtre est le saint nyingmapa Thangton gyalpo (XVe siècle) qu'on appelle aussi « le fou du pays vide » (lung-stong smyon-pa). Fait remarquable, l'auteur des biographies de Milarepa et de Marpa, qui se cache généralement sous le pseudonyme « le yogin qui erre dans les cimetières », est Heruka, le “fou” de Tsang (XVe).
Or ces deux biographies, particulièrement célèbres et aimées du public tibétain, se distinguent de tant d'autres, assez ennuyeuses et pédantes, par leur langue proche de la langue parlée et leur style vivant, et surtout par l'intérêt porté à mille détails de la vie réelle. C'est bien cette communion des saints “fou” avec les sources d'inspiration populaires qui en fait les plus grands créateurs de la littérature tibétaine.
p. 314-15
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ARTS ET LETTRES
Un autre Gelugpa, Lobsang Tenpe gyetsen, incarné de Tagphu, rédige en 1737 une histoire célèbre en remaniant des contes bouddhiques anciens illustrant la technique du transfert (pho-ba) de “l'âme” d'un mourant dans le cadavre frais d'un homme ou d'un oiseau. C'est « L'avadàna de (l'oiseau) Cou Bleu (Nilakantha) », (Mgrin-sngon rtogs-brjod), écrit à la gloire du bodhisattva Avalokitdvara, (bibliographie, n° 5, p. 62-71). Il a été traduit en mongol et, selon des informations orales, il serait représenté sous forme de théâtre en même temps que la « vie » d'Atisha. Il a, à son tour, servi de modèle à une autre œuvre de fiction, « La Loi religieuse des Oiseaux » (Bya-chos rin-chenphreng-ba ; n° 214a), dans laquelle Avalokitdvara, incarné en coucou, « roi des oiseaux », prêche aux oiseaux.
Autant qu'on le sache dans l'état actuel de nos connaissances, il n'y a pas eu, à proprement parler, de développement ou d'innovation depuis l'époque de l'adaptation aux XIe et XIIe siècles. À partir de cette date on trouve plutôt côte à côte un genre plus proche de la tradition indigène, malgré l'adaptation, et un autre plus savant ou pédant d'inspiration indienne.
p. 308-09
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Les lamas savants, imbus de modèles indiens, ont toujours et dans tous les ordres consacré une partie de leur immense activité à des œuvres poétiques. Longchenpa (Drime Ozer, 1308-1363), deuxième grand patron des Nyingmapa et des Dzogchenpa (après Padmasambhava), a écrit des contes (gtam) édifiants sur le modèle des avadàna indiens, tels que « l'Histoire du Lièvre Intelligent ».
p. 308
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L'histoire de la naissance et de la vie de Shenrab Mibo forme le sujet d'un sûtra bönpo (le gZer-myi g). Elle est calquée sur celle du buddha Sâkyamuni. La conception miraculeuse s'opère par deux rayons de lumière, un blanc et un rouge, qui entrent respectivement dans le sommet de la tête du père et de la mère. Le premier, sous forme de flèche, représente l'élément masculin (sperme) ; le second, sous forme de fuseau, l'élément féminin (sang). Tout le reste de la conception et de la formation de l'embryon est conforme aux notions de la médecine lamaïque ou indienne.
p. 277
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Les textes chinois anciens et les manuscrits tibétains de Touen-houang, nous le verrons, invitent plutôt à y voir des sorciers ou des prêtres qui faisaient des sacrifices à l'occasion des funérailles et des serments et qui guérissaient des malades par des exorcismes. L'exploit de voler au ciel en chevauchant un tambour est certes typique pour les chamanes, mais on le retrouve chez les tantristes indiens qui pratiquaient aussi le meurtre rituel encore au XIe siècle. Le vêtement bleu, de son côté, était également porté par des tantristes, et nous avons vu que tel était l'habillement du pandit indien qui aurait introduit une forme du Bon au Tibet. Selon la tradition bouddhique, les bourreaux qui torturaient et découpaient les prisonniers dans la geôle du roi Moka portaient des vêtements bleus et de longs cheveux, comme les tantristes et les Nyingmapa.
Quoi qu'il en soit, on ne peut manquer d'être frappé par l'importance que la tradition, tant lamaïque que bönpo, accorde aux origines étrangères localisées au sud-ouest du Tibet où se rencontrent l'Inde et les prolongements de l'Iran. Le saint fondateur du bön, Shenrab Mibo, « l'Homme de la lignée des Shen », serait né à Olmo Lungring qu'on situe toujours soit au Zhangzhung, soit au Tazig (Iran).
p. 267-68
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L'histoire et les caractéristiques de cette religion sont encore peu connues et assez incertaines, du moins en ce qui concerne la période ancienne. Nous l'avons déjà dit, si elle existait sans doute au Tibet avant l'introduction du bouddhisme, cela ne veut pas dire qu'elle était l'unique religion et encore moins une religion primitive. Les documents sur ce sujet sont de deux sortes. Ce sont, d'une part, des écrits lamaïques et beunpo assez tardifs (à partir du XIIe siècle) qui donnent parfois un bref historique schématique et peu cohérent, ainsi que des aperçus sur les croyances qui ne sont pas exempts d'esprit partisan. D'un autre côté, nous avons les manuscrits de Touen-houang qui remontent aux IXe-Xe siècles, ou un peu avant, mais ne nous livrent que des fragments sans exposé systématique. S'ils sont plus anciens, ils ne datent sans doute que de l'époque où un syncrétisme s'était déjà élaboré. Les chroniques trouvées parmi ces manuscrits contiennent déjà des allusions à des concepts bouddhiques, mais — tout en parlant parfois de rites — pas un mot du Bön. S'il faut en croire les chroniques postérieures — et il y a des raisons de croire à une transmission assez fidèle de la tradition — le Bon n'était qu'une des composantes du monde religieux, les Bönpo un des genres de prêtres du Tibet ancien. À côté d'eux, et au même titre, figurent les “contes” et les “énigmes”, leurs narrateurs et leurs chanteurs, la « religion des hommes » et la « bonne coutume ».
p. 261-62
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Ainsi, dans les représentations symboliques, le même mot « mère » (yum) désigne aussi l'épouse ou la parèdre. C'est l'union des deux qui donne la Grande Félicité ou le Bodhicitta (byang-sems, « pensée de bodhi », mais aussi assimilé à une “goutte”, sorte de correspondant psychique du sperme).
Ce système explique le procédé de méditation ou, au contraire, s'explique par lui. Le monde phénoménal a une sorte d'utilité. La Vacuité (etnyatà) ne peut exister sans la Compassion active (karunà) ; la Réalité Absolue n'a pas de sens sans qu'il y ait un monde d'existence phénoménale. Mais cette existence, de son côté, ne peut exister sans la Vacuité ou la Réalité Absolue. Ce monde des apparences est alors comparé au fiancé. Sans lui, la fiancée sùnyatà serait comme morte. Mais inversement, si la fiancée était séparée, ne fût-ce qu'un instant, de son fiancé, celui-ci resterait éternellement lié. Le Saint réalise la simultanéité des apparences et de la Vacuité.
Aussi la méditation est-elle une réalisation (sàdhana ; sgrub) en ce sens qu'elle répète, si on peut dire, la relation perpétuelle et jamais commencée entre la Vacuité ou « l'Absolu » et l'existence phénoménale. Elle consiste essentiellement en deux parties : la “création” (mentale) à partir de la Vacuité, qui correspond à l'existence phénoménale (utpannakrama ; bskyedrim), et « l'achèvement » ou le retour à l'unité de « l'Absolu » (nispannakrama ; rdzogs-rim). Seule la première partie est relativement facile à comprendre et à exécuter, du moins dans le système purement tibétain. La seconde y comporte des procédés psycho-physiologiques du yoga (surtout « souffle » et forces sexuelles). L'utilité de la méditation réside donc dans le fait qu'elle permet une sorte de démonstration expérimentale, une expérience vécue, non seulement de la Réalité suprême, de la Vacuité, de « l'Absolu », mais encore de la nature de l'existence phénoménale qui n'en est que la création mentale. Cet exercice, surtout sa seconde partie de réalisation de la Vacuité ou Grande Félicité, a pour but le salut, la libération. Mais il se trouve qu'il a aussi, surtout par sa première partie de création mentale d'existence phénoménale une conséquence pour ainsi dire secondaire, une sorte de sous-produit, à savoir des pouvoirs surnaturels (siddhi ; dngos-grub). Ceux-ci ne sont pas essentiels, mais le saint peut s'en servir pour convertir par des miracles, pour protéger la religion contre des ennemis humains ou non humains et pour faire en général « le bien des êtres ». La réalisation de la Vacuité par la méditation est en effet faite pour soi-même, mais aussi pour les autres : par la compassion (karunà) active, on met les forces qui en découlent au service des êtres.
p. 187-88
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Les Bönpo avaient adopté la politique de l'imitation du bouddhisme. Ils ont créé leur collection de textes sacrés (Kanjur et Tanjur) supposés être traduits de langues étrangères. Ils ont leurs « neuf véhicules » comme les Nyingmapa, leurs monastères et leur vocabulaire technique de philosophie et de méditation, calqué sur celui du lamaïsme. Seulement, au lieu de tourner autour des objets sacrés dans le sens des aiguilles d'une montre, comme on le fait dans le lamaïsme, ils le font dans le sens contraire (et leur svastika se distingue de celui du lamaïsme par le même sens opposé). Au lieu de dire om mani padme hung, ils récitent om ma-tri mu-ye sa-le 'du (en langue zhangzhung des Bönpo, cela signifie : « salut ('du) à la Mère (?, matri), Espace (muye) lumineux (sale). » Dans le tantrisme aussi, on évoque souvent la Mère-Espace (yum-dbyings) comme principe ultime. Malgré le pouvoir grandissant de l'Église lamaïque, des monastères bönpo ont été fondés un peu partout et se sont maintenus en partie jusqu'à nos jours, surtout dans l'est du Tibet et au nord du Népal. Tout au long de son histoire du dernier millénaire, le Bön a eu ses lieux saints, ses fidèles, ses écrivains religieux et même ses missionnaires. Ceux-ci ont surtout converti divers aborigènes des marches sino-tibétaines, les Mosso ou Nakhi ...
p. 275
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Nous savons déjà que les Tibétains renouvelaient les liens de fidélité entre souverain et vassal par un petit serment annuel et un grand serment tous les trois ans. Des sorciers sacrifiaient alors des victimes (hommes, chevaux, ânes, bœufs, singes, moutons et chiens) et l'imprécation consistait à vouer au même sort celui qui violerait le serment. Selon les annales chinoises, les dieux invoqués en témoins étaient tous les dieux du ciel et de la terre ou plus particulièrement le ciel, la terre, les montagnes, les fleuves, le soleil, la lune et les étoiles. Le texte tibétain du serment évoque aussi pour témoins les dieux du ciel (lha), du sous-sol aquatique (klu) et de la terre (gnyan)222, et celui du serment de 822 : le soleil, la lune et les étoiles. La coutume d'immoler des victimes pour prêter serment se serait maintenue au Kham jusqu'à nos jours (mn’a-grib). La formule de prise à témoins a également survécu : « Le ciel le sait. » La coutume moderne, signalée au Kham et au Sikkim, d'ériger une pierre à l'occasion du serment (mtho-rtsig) est mentionnée dans la chronique ancienne de Touen-houang. Dans ce dernier cas, daté du VIIe siècle, la pierre fut érigée sur la tombe du ministre en faveur duquel le roi prononça le serment accompagné d'un sacrifice de cent chevaux. Cette pierre devait sans doute porter le texte du serment de fidélité mutuelle. Sur le pilier de l'inscription de Thisong Detsen, à Chongye où se trouvent les tombes des rois anciens, on voit au-dessus du texte deux disques qui représentent peut-être soleil et lune. Le pilier de l'inscription de Thide Songtsen, au même endroit, porte des dessins de svastikas et d'un visage anthropomorphe.
p. 227
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La religion sans nom ou la tradition
Comme les missionnaires chrétiens avaient adopté et adapté des lieux saints, des fêtes et des figures du panthéon de l'Europe païenne, l'Église lamaïque a admis, coiffé de son autorité et frappé de son cachet de nombreux éléments étrangers au bouddhisme et même au tantrisme de l'Inde. En cela elle rit faisait que continuer ce que le bouddhisme lui-même avait déjà fait dans l'Inde où il avait absorbé depuis longtemps des divinités et des pratiques des autres religions de l'Inde, ainsi qu'un folklore non seulement indien, mais même étranger.
Il serait cependant erroné de croire que tous les éléments non bouddhiques absorbés au Tibet par le lamaïsme aient été indigènes. Les historiens tibétains ont eux-mêmes embrouillé la question en mêlant constamment deux thèmes, la présence du Bön avant le bouddhisme et le jugement que tout ce qui avait précédé le bouddhisme était de nature “barbare”, non civilisé et propre à une époque d'obscurité. D'où la conclusion un peu simpliste des premiers historiens européens qui ont eu tendance à présenter le Bon comme la religion primitive du Tibet. Par surcroît, assimilant “primitif” à “sauvage”, on en est vite arrivé à considérer comme beunpö et primitif tout ce qui, dans le lamaïsme, paraissait terrible, grimaçant, démoniaque ou de type médiumnique. De là à qualifier tout cela de “chamanique” il n'y avait qu'un pas. La réalité est plus complexe. Il est souvent impossible de dire lequel des éléments non spécifiquement bouddhiques du lamaïsme est indigène et lequel étranger, qu'est-ce qui était vraiment beunpö et qu'est-ce qui ne l'était pas. Nous aurons encore à parler du Bön, mais nous pouvons tout de suite remarquer que le tantrisme indien qui fut introduit au Tibet, malgré la méfiance des rois, comportait déjà un grand nombre de rites et de divinités terribles, y compris des sacrifices sanglants.
p. 217-18
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Méditation et Rituel
L'initiation que le maître confère est le “pouvoir” (wang) de lire tel texte et de pratiquer telle méditation, pouvoir qui s'ajoute à la transmission autorisée de lecture (lung). Ce pouvoir, le maître le tient de sa lignée de transmission directe (bla-brgyud) qui remonte invariablement à une divinité suprême. Aussi, pour authentifier son acte, le méditant n'oublie pas, dans le rituel, d'évoquer cette lignée.
D'innombrables rites, pour toutes sortes d'occasions et dans des buts divers, sont exécutés par les spécialistes que sont les religieux. Et il n'est pas douteux qu'à certains échelons inférieurs ce n'est là qu'une routine, une exécution purement formelle de gestes rituels et de récitations de textes. Mais quand on lit les manuels de ces rites, on s'aperçoit qu'en principe ils ne reçoivent leur efficacité que de la méditation qui doit les accompagner et dont ils ne sont que la manifestation. La méditation est en fait la pratique essentielle de cette religion de moines. Les monastères ont presque toujours en annexe des cellules de méditation, situées à l'écart dans la montagne, où les moines doivent faire retraite et vivre en reclus (mtshams) pour un certain temps. Cette réclusion peut aller de quelques jours à quelques mois ou à plusieurs années (trois, …
p. 198
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On aura remarqué la grande émotivité des saints. Marpa est un homme fort et violent, plein d'accès de colère, mais il pleure aussi souvent en cachette devant le dévouement et le désespoir de son disciple. L'accès à “l'Absolu” ne supprime pas les formes diverses du phénoménal, y compris les sentiments. Marpa explique, à la fin, sa conduite méchante en disant que sa colère était différente de celle « du monde » et que, malgré les apparences, il avait en réalité « marché dans la voie de la bodhi ». Cela ne veut pas dire simplement, semble-t-il, que la colère était toujours feinte en vue d'éprouver le disciple. Il y a aussi de cela, mais le caractère emporté de Marpa ne fait pas de doute.
p. 197
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Pour le religieux qui cherche la sainteté et l'illumination, la foi peut également provoquer une vision subite (on doit se rappeler ici les résidus de doctrines du Tch'an chinois (Zen) qu'on a notés au Tibet). Et on peut ajouter un élément du tantrisme que nous n'avons pas encore pu souligner comme il le mérite : l'utilisation des émotions. Malgré l'extraordinaire discipline et la volonté de fer que suppose chez les adeptes l'entraînement à la méditation, on les voit souvent fondre en larmes sous l'émotion d'un élan de foi et d'une illumination subite. Et cette crise se produit souvent après d'autres émotions violentes, surtout la colère.
Naturellement, l'élan de la foi peut se porter sur des figures du panthéon, surtout chez les laïcs. Mais chez tous ceux qui s'engagent sur le chemin de la sainteté, l'objet de la foi est avant tout le lama ou maître spirituel (guru).
C'est en effet une caractéristique du lamaïsme (comme aussi de diverses religions de l'Inde et d'ailleurs) que le lama (guru) est supérieur à toutes les “divinités” même les plus éminentes.
« Vénérer un seul poil du maître (slob-dpon) est un mérite (bsod-nams) plus grand que de vénérer tous les buddha des trois temps (passé, présent et futur) », dit une dâkini (sorte de fée) au saint Gampopa (1079-1153). Et par mérite il faut entendre aussi l'utilité, le bénéfice qui en résulte. La dàkini lui indique aussi qu'il ne doit pas nourrir de doute (the-tshom), ni avoir de pensées discursives (rnam-rtog). Celles-ci, en effet, engendrent le doute et préservent la notion du “moi” pensant, alors que la foi qui ne doute pas permet d'abandonner ces pensées et cet attachement au “moi”. Cette place prépondérante du lama, supérieur même aux buddha, est commune à tous les ordres, y compris les Gelugpa. Aucune “réalisation” ne peut être obtenue sans le « yoga du guru » (bla-ma’ï rnal-'byor) : le disciple évoque par méditation la divinité tutélaire que le lama a choisie (yi-dam), en fusion intime avec ce lama, puis, grâce à l'amour et à la soumission qui le lient à lui, il s'unit à son lama qui a pour ainsi dire absorbé la divinité. Il en retire l'état nécessaire de purification.
p. 194-95
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La foi et le maître
Il est une manifestation religieuse que le commun des fidèles partage avec les religieux même les plus éminents. C'est la foi dont d'innombrables textes affirment la nécessité absolue. On peut au premier abord s'en étonner, étant donné l'absence d'un Dieu et le caractère illusoire de tous les personnages divins qui ne sont que des créations mentales comme n'importe quel autre phénomène. Mais la raison de cette nécessité est clairement indiquée. C'est que par l'élan inconditionnel de la foi on peut s'évader de son “moi” et faire cesser, momentanément du moins, l'activité de la pensée discursive qui donne précisément l'illusion de ce “moi” et qui est le principal obstacle à l'illumination. Bien sûr, on peut établir une distinction selon l'objet de cet élan. Pour tous ceux qui se meuvent dans le monde de la réalité relative, la foi peut s'attacher à une “divinité” : buddha, bodhisattva, dieux ou déesses. Peu importe le support s'il sert de tremplin à ce saut. Les entités divines du panthéon ne sont que des créations mentales sortant de la Vacuité, de « l'Absolu », et le représentent, pour ainsi dire, sous une forme individualisée. La force de la méditation peut les créer, mais c'est là un procédé difficile et le résultat d'un long entraînement. La foi peut s'y substituer en achevant une concentration analogue : elle peut créer la divinité par une émotion intense, et cette divinité sera alors aussi objectivement réelle et efficace que si elle sortait de la Vacuité par méditation. La foi n'implique nullement une croyance en une divinité ni une acceptation aveugle d'un dogme. Le mot qui désigne la foi (dad-pa) est étymologiquement lié au verbe dod-pa, « désirer, être attaché à ». Par “foi” il faut entendre confiance et amour.
p. 193
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Les laïcs et les moines illettrés ont aussi à leur disposition la récitation ou la reproduction figurée de certaines formules, mantra, qui résument, pour ainsi dire, la divinité correspondante. La récitation peut être effective ou s'opérer par des moyens mécaniques : roues tournées à la main, par l'eau ou le vent ; moules à façonner des images. La formule la plus célèbre est le om mani padme hung qui évoque Avalokiteśvara, le patron du Tibet, mais il y en a d'autres. Dans le tantrisme, ces formules sont conçues comme ayant une force évocative et réalisatrice du divin qui s'exerce d'une manière quasi automatique — à condition d'être prononcées correctement et accompagnées d'une méditation adéquate. Pour la masse des fidèles, c'est surtout l'acte de foi qui compte dans la récitation, foi qui permet une espèce de concentration et un effacement du “moi”. Si, au Tibet moderne, dire ou écrire mani est devenu une pratique courante de la masse des fidèles, cette pratique était autrefois (XIIe siècle), comme tout le reste de la religion, affaire de spécialistes, les ma-ni-pa, qui étaient des religieux munis de l'initiation d'Avalokitevara (c'est-à-dire, en tibétain, du “pouvoir” [wang] de réciter la formule).
p. 192
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La « vérité relative » qui admet le monde et ses lois n'est pas seulement utile en ce qu'elle encourage la conduite morale pour l'homme “inférieur”. Elle est aussi nécessaire en tant que sphère d'activité du bodhisattva qui agit par compassion dans ce monde phénoménal. Le saint illuminé qui a atteint « l'Absolu », la Vacuité, ne demeure pas dans cet état, mais revient au monde conventionnel pour aider les autres.
Mais si, pour les uns, l'acceptation du monde phénoménal entraîne l'obligation d'une conduite morale pure dans le but d'une lente ascension graduelle vers la sainteté (lam-rim), pour d'autres la constatation que les choses sont vides et ne sont que Vacuité ou Réalité Absolue mène à l'identification de l'Absolu et du Relatif et à l'affranchissement des règles communes. C'est la voie rapide et instantanée, la « doctrine profonde » (zab-chos). Pour le saint qui demeure dans l'état de Réalité Absolue le nirvâna et le samsàra ('khor-das) ne font qu'un. Pour lui, il ne peut y avoir de différence entre le bien et le mal. Pour bien prouver que, toutes choses étant vides, il n'y a aucune différence entre elles, il s'adonne à toutes sortes de comportements non conventionnels. Pour atteindre « l'Absolu » il est, en effet, nécessaire de faire disparaître le principal obstacle, à savoir notre pensée discursive basée sur l'impression fallacieuse d'un “moi” pensant et agissant (bdag-'dzin, ngar-dzin).
p. 186
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Le retour à la « Réalité », condition du salut, s'opère par la méditation qui supprime la dualité sujet (pensant) objet (pensé) et fait l'expérience de la Vacuité. C'est « l'achèvement » (nispatti, rdzogs-pa) qui amène à la Nature propre « intégrale » ou « parachevée » (parinispanna). On retrouvera ces termes dans les procédés de méditation et dans le nom d'une école tibétaine ancienne (rDzogs-chen).
p. 184
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