Sabrina Nicolas

D’un simple regard, il a réussi à perturber mes sens sans que je connaisse réellement la raison de ce cataclysme soudain qu’il a réveillé en moi.
Une dernière poignée de main et ses yeux se lèvent discrètement pour venir croiser et s’arrimer aux miens. Stupéfaite, mon cœur s’arrête et mon corps entier est parcouru par un frisson. Je ne respire plus et m’accroche à ce lien envoûtant. Le temps est suspendu et semble durer une éternité. Ma déglutition devient difficile et je m’accroche à la balustrade pour tenir debout sur mes jambes devenues cotonneuses, sortant de ma cachette pour l’affronter de face, jusqu’à ce qu’il baisse les paupières pour quitter la demeure.

Il avait un goût de pain d’épice, je m’en souviens encore aujourd’hui, les doigts qui effleurent mes lèvres, comme si je pouvais encore goûter sa chaleur et sa saveur sur ma bouche.
C’était magique…
Je me sentais pousser des ailes, je voyais la vie en rose et en gris, lorsque je plongeais littéralement dans ses yeux. Il m’avait enfin embrassée et c’était le plus beau jour de ma vie.

Son ton est jovial, mais ce n’est qu’apparence. C’est un mafieux et ce que l’on peut dire ou faire, est décortiqué, pesé et étudié, pour connaître les réelles motivations de son interlocuteur. Dans ses affaires, il y a le côté légal, mais aussi le côté sombre de toutes ces grosses fortunes et le moindre faux pas peut être fatal. On peut dire clairement que je fais partie intégrante de ses victimes et qu’il y en a eu certainement après moi. Comme il y en a eu avant, à l’évidence.

Elle est jolie, et je ne comprends pas pourquoi elle joue ce rôle d’aguicheuse pour flirter de la sorte. Peut-être un manque cruel de confiance en soi. Enfin bref, je ne vais pas jouer les psys, malgré l’expérience que j’ai pu acquérir après mes multiples consultations. Je ne suis pas là pour ça.

Tu m’as fait vivre les pires années de ma vie. Tu as gâché mon enfance en détruisant chaque jour le gamin que j’étais, sans défense. Une proie tellement facile pour toi, hein ? Et de surcroît il faudrait que je te dise merci ? Non mais je rêve ? Seulement je vais t’apprendre quelque chose, ce n’est pas moi qui vais mettre fin à tes jours.

Je ne suis plus le gamin que tu martyrisais à ta guise. Tu ne peux plus rien contre moi. Ce temps est révolu désormais. Terminé les coups de ceinture. Fini les beignes sur le coin du nez. Ou me laisser des journées entières, seul, enfermé dans cette putain de baraque, dans le noir et sans nourriture. Plus jamais tu ne poseras les mains sur moi et plus jamais tu ne diras d’insanités sur mes parents.

Mon sourire s’étire et je jubile de le voir en position de faiblesse. C’est à mon tour maintenant de le dominer et j’en éprouve un certain plaisir. Son visage est bouffi, les yeux rougis, les rides creusées et des dents rongées à cause de l’alcool ingurgité pendant toutes ces années.

Je ne ressens que de la haine pour cette ordure, mais je me retiens de plonger sur son corps inerte et en finir tout de suite et trop vite. Je veux qu’il souffre, qu’il ressente la rage qui gonfle en moi de seconde en seconde. Qu’il sache que les morts peuvent revenir et tout détruire sur leur passage, comme il a détruit mon enfance et m’a bercé de désillusion.

Finalement, elle me plaît bien cette fille. Tout le contraire de ces poupées parfaites affichées dans les magazines de mode et elle est loin des clichés que l’on essaye de nous faire avaler comme étant une normalité. Puis de toute évidence, je ne risque rien, puisqu’il semblerait qu’elle ait un penchant pour la gent féminine et j’en sourirais presque.

Par-dessus l’épaule de la gamine, un regard bleu aux longs cils s’était arrimé à mes iris gris. C’est à ce moment précis que ma vie avait été définitivement chamboulée. Je n’avais jamais eu les mains aussi moites, un palpitant hors de contrôle, des poumons en feu et un cerveau totalement déconnecté du monde. Plus rien n’existait autour de moi, que cette fille aux cheveux noir corbeau, aux lèvres roses et retroussées par un sourire authentique, au nez fin et droit et à ses joues remplies de joie de vivre.

Cet homme était devenu ma bouée de sauvetage et il m’a sorti de la rue, trouvé un emploi, avec un objectif d’avenir, qui jusqu’alors me faisait défaut, après quatre années d’errance.
Un père cherchait un garde du corps pour sa fille et il lui a parlé de moi. Je l’ai rencontré dans la foulée et malgré un CV inexistant, ce type lui a fait confiance et j’ai obtenu le poste, grâce à ma condition physique.
Aleksander Konstantinov…
Il était l’archétype même du Russe, qui imposait sa loi et qu’il ne fallait pas trahir.

Alcoolique, cette ordure vivait de pension d’invalidité et autres prestations pour ma garde. Il passait le plus clair de son temps, en plus de me frapper, à dénigrer mes parents. La jalousie s’était transformée en vengeance personnelle sur mon corps de gamin, jusqu’à mes dix-huit ans, où j’ai pris mes cliques et mes claques, sans aucun remords.

En revanche, je distingue son odeur édulcorée qui pénètre mes narines. Sa peau est douce comme une peau de bébé, sous son pull bleu marine où j’ai glissé mes paumes. Du bout des doigts, j’effleure l’épiderme de ses flancs et elle frissonne. Riant aux éclats, elle me vole un baiser et s’échappe de mon emprise. Je me lève, tente de la rattraper, mais elle esquive mes mains, court autour d’une table, amusée par ce jeu du chat et de la souris. Le visage émerveillé, elle est incroyablement belle et mon cœur boxe dans ma poitrine avec ferveur.
Elle semble tellement heureuse.

Ce que ça fait du bien d’être comme les autres. Le solitaire que je suis devenu, n’est dû qu’au simple fait que personne ne peut comprendre ce qu’il se passe dans ma tête et à quel point le fait de me mélanger aux autres peut être un frein à ma socialisation. Ici personne ne connaît mon passé à Boston. Je commence une nouvelle vie, avec des gens nouveaux et ça me semble un bon compromis pour démarrer en beauté.

Je n’aime pas ces nanas qui se trémoussent avec leur corps de bimbo. Elles s’imaginent que rien ne leur résiste et nous prennent pour du gibier. Une paire de seins refaits, un rouge à lèvres provocant, des yeux de biche, rien de naturel et mauvaises chasseuses.

Habillée d’une robe moulante noire, avec un décolleté plongeant, juchée sur des talons bien trop hauts, elle affiche un sourire éclatant, digne d’une pub de dentifrice. Celle-là, j’aurai pu la présenter à de nouveaux clients, elle aurait fait un carton. Elle s’assied sur le tabouret qui vient de se libérer à côté et croise les jambes, pour me donner une vue imprenable sur sa petite culotte rouge.
Elle croit m’allumer, mais c’est tout le contraire. Ce genre de comportement me rebute. Pourquoi ont-elles besoin de se trémousser de la sorte pour attirer l’attention ? Une question à laquelle je n’ai jamais trouvé de réponses. Comme bien d’autres d’ailleurs.

Le seul truc, c’est que la vie m’a offert une seconde chance, et je ne vais pas perdre mon temps avec des fioritures et tout le reste, sans importance. J’ai besoin de cette niaque en permanence et moi seul suis responsable de ce que je construis pour y parvenir. Je n’attends rien des autres, puisque je suis seul maître de mon destin.

Mon corps, personne ne l’a encore vu et elle, comme les autres de son espèce, ne sont pas près de le découvrir. J’ai suffisamment honte moi-même lorsque je croise mon reflet dans un miroir, et devoir regarder la frayeur ou l’apitoiement dans leurs yeux, très peu pour moi.

Sacrée Caroline…
Une femme que j’apprécie beaucoup. Cette quinquagénaire m’a pris sous son aile, lorsque je suis arrivé avec un dossier vide. Mais, elle ne s’est pas contentée de ces quelques feuillets que je lui avais présentés. Elle m’avait observé longuement, et avait perçu en moi le potentiel que je cachais sous mes airs de rebelle. Recréer une vie n’a pas été une mince affaire, même si j’ai oublié la précédente, Caroline m’y a amplement aidé et je lui en serai éternellement reconnaissant.

Je ne suis pas là pour me faire des amis, mais pour pouvoir sortir debout sur mes jambes. Plus vite je progresserai, plus vite je pourrai rejoindre le monde extérieur pour me fondre dans la masse, incognito.