Sabrina Nicolas

Je m’abreuve de toutes ces années d’absence et pourtant, ça ne me suffit pas. Mon corps a besoin d’être certain que ce n’est pas un rêve et comme une nécessité, je pose mes lèvres sur sa bouche.
Je retrouve ce que j’ai perdu…
Le désir insoupçonné qui me submergeait à l’époque. Le frisson et la passion…
Sa langue caresse la mienne, elles dansent au rythme de nos émotions. Nos souffles brûlants se mêlent et s’entrechoquent. L’ivresse s’empare de mes sens et je gémis en approfondissant encore ce baiser que je lui vole sans retenue. Seul cet instant compte et pour rien au monde, je n’abandonnerais celui que j’ai toujours aimé. J’oublie ces années de tristesse, j’oublie ce qu’il s’est passé et j’oublie où je suis et pourquoi j’y suis. Je me consume tel un brasier, impossible à éteindre. Je chavire sous les assauts de sa langue qui fouille ma bouche et s’enroule avec ferveur autour de la mienne. Le goût du houblon donne une note amère sur mes papilles qui se délectent avec exaltation, envie pressante et dévotion.

Le clou de cette histoire de conformité, c’est que l’on m’a demandé comment je désirais m’appeler. C’est d’un comique. Comme si c’était une simple broutille sans importance. On efface les anciennes données, et on en introduit d’autres, comme si de rien n’était. Une banalité.
Quoi de plus banal que de tout oublier, pour rebâtir un autre monde qui va devenir le nôtre. C’est si simple à dire et à faire, mais ce n’est en rien ce que je ressens au fond de moi. Je suis quelqu’un, même si je ne sais pas qui. J’ai un parcours de vie derrière moi et il finira bien par revenir à un moment donné. Quand ? Je n’en sais fichtre rien, mais je sais que ça reviendra, et tout ce que le système tente de mettre en place sera réduit à néant. Comme ma putain de mémoire.

D’un simple regard, il a réussi à perturber mes sens sans que je connaisse réellement la raison de ce cataclysme soudain qu’il a réveillé en moi.
Une dernière poignée de main et ses yeux se lèvent discrètement pour venir croiser et s’arrimer aux miens. Stupéfaite, mon cœur s’arrête et mon corps entier est parcouru par un frisson. Je ne respire plus et m’accroche à ce lien envoûtant. Le temps est suspendu et semble durer une éternité. Ma déglutition devient difficile et je m’accroche à la balustrade pour tenir debout sur mes jambes devenues cotonneuses, sortant de ma cachette pour l’affronter de face, jusqu’à ce qu’il baisse les paupières pour quitter la demeure.

Mon palpitant se comprime dans ma poitrine, parce que je m’en veux de le faire autant souffrir. Mais en même temps, je ne peux pas le laisser avec de faux espoirs, ce n’est pas humain, ce n’est pas comme ça que je suis faite. Il a tellement été là pour moi et je le rejette comme un malpropre. Je comprends qu’il soit blessé par mon comportement et j’en suis profondément désolée. Mais l’amour ne se commande pas et il a raison. Même mort, Clayton avait toujours tenu une place unique dans mon cœur et n’avait laissé que des miettes pour l’homme que j’ai épousé. Je n’ai jamais réussi à céder un morceau d’amour pour lui et jusqu’à maintenant, il s’en était contenté.

Habillée d’une robe moulante noire, avec un décolleté plongeant, juchée sur des talons bien trop hauts, elle affiche un sourire éclatant, digne d’une pub de dentifrice. Celle-là, j’aurai pu la présenter à de nouveaux clients, elle aurait fait un carton. Elle s’assied sur le tabouret qui vient de se libérer à côté et croise les jambes, pour me donner une vue imprenable sur sa petite culotte rouge.
Elle croit m’allumer, mais c’est tout le contraire. Ce genre de comportement me rebute. Pourquoi ont-elles besoin de se trémousser de la sorte pour attirer l’attention ? Une question à laquelle je n’ai jamais trouvé de réponses. Comme bien d’autres d’ailleurs.

Des psychologues, des psychiatres, des chirurgiens, des examens à la pelle et de la rééducation légère. Voilà mon quotidien entre ces murs aseptisés. Un mois que je suis revenu dans le monde des vivants, dans cet hôpital, et c’est toujours le vide intégral dans ma tête.
Les médecins ont même fini par me proposer de tenter l’hypnose, et j’ai refusé.
Ils n’ont pas encore compris que mon disque dur est entièrement effacé ?
J’en ai déjà assez de tout cet acharnement médical. De tout ce blanc qui me vrille les yeux. De voir toujours les mêmes visages peints par l’incompréhension, et à bout d’arguments pour me remonter le moral.

Sous sa carapace de monstre du ring, se cache un éternel romantique. D’aussi loin que je me souvienne, il a toujours été ainsi. Tendre, affectueux, doux comme un agneau et un sourire d’ange sur son visage de gros dur. Sa coupe en brosse, ses cheveux blonds, sa mâchoire carrée, son nez tordu au niveau de l’arête, son corps qui en impose, cet ancien militaire en fait reculer plus d’un, mais personne d’autre que moi, ne voit son vrai visage charmeur. Et pourtant, je n’ai jamais su lui dire en retour "Je t’aime" comme lui me le dit sans cesse et il ne me l’a jamais imposé ou reproché. Je l’aime aussi évidemment, mais à ma façon…

Il faut que je sache qui il est. D’où il vient. Être certaine que ce n’est que mon imagination qui me joue des tours. Les morts ne reviennent pas dans le monde des vivants, même s’ils envahissent nos rêves la nuit. Parce que le matin, au réveil, la réalité revient nous mettre sur le droit chemin et nous continuons à vivre. Laissant derrière nous le passé, aussi joyeux ou douloureux qu’il puisse être, en y laissant des morceaux de soi. Il ne me reste plus grand-chose de moi et le peu qui m’appartient encore, j’en ai besoin pour survivre dans ce monde fait de faux semblants et d’hypocrisie.

En revanche, je distingue son odeur édulcorée qui pénètre mes narines. Sa peau est douce comme une peau de bébé, sous son pull bleu marine où j’ai glissé mes paumes. Du bout des doigts, j’effleure l’épiderme de ses flancs et elle frissonne. Riant aux éclats, elle me vole un baiser et s’échappe de mon emprise. Je me lève, tente de la rattraper, mais elle esquive mes mains, court autour d’une table, amusée par ce jeu du chat et de la souris. Le visage émerveillé, elle est incroyablement belle et mon cœur boxe dans ma poitrine avec ferveur.
Elle semble tellement heureuse.

Aujourd’hui, nos routes se sont croisées et la seule chose que je désire le plus au monde, c’est de retrouver ce que nous avons perdu. Hélas, la vie en a décidé autrement pour elle, ainsi que pour ma propre existence.
Je n’ai pas le droit de la contraindre à tout quitter pour reprendre là où nous en étions tous les deux. Mais je peux donner un espoir à cette chance, pour construire un autre lien entre nous. Si ce lien peut être construit différemment que ce désir d’elle qui brûle dans toute ma carcasse. Mais c’est un risque que j’ai envie de courir.