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Critiques de Samuel Dégardin (7)
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L'Oeuvre

Penser la lumière avant le trait.

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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1928. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par un procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface d’une page, écrite par Jacques de Loustal, bédéiste. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Démon de la création, constituée des paragraphes : Hors-d’œuvre, Démon de la création, Esprit du Golem es-tu là ?, La critique à l’œuvre. Viennent ensuite six bois gravés annonciateurs de L’Œuvre, un texte d’une page sur les matrices retrouvées du présent roman, une biographie chronologique de quatre pages, et sept photographies de l’auteur. Il s’agit du sixième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d'un homme (1918), Mon livre d'heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois), Idée (1920, quatre-vingt-trois bois), La Ville (1926, cent bois).



Dans une grande pièce de plusieurs étages, aux murs de briquettes nues, l’artiste contemple un énorme bloc de roche, tenu à la verticale par d’épais étais en bois. Il positionne une très haute échelle contre ce bloc presque cylindrique, tout en hauteur, pour commencer à sculpter le sommet. Avec un simple marteau et un simple burin, il frappe pour faire émerger la tête, et l’ébauche des épaules. Repositionnant l’échelle au fur et à mesure, il taille ainsi la roche en partant du haut pour aller vers le bas, et lui donner ainsi la forme d’un homme géant, entre quinze et vingt mètres de haut.



La nuit alors que le sculpteur dort dans un lit placé dans cette énorme pièce, le géant s’anime, comme doté de vie et de conscience. Il brise les énormes poutres servant d’étais, brise le mur de briquettes en le poussant avec la main et avec le pied. Le voilà libre de sortir dehors, : il passe à travers l’immense brèche qu’il a ouverte dans le mur. À ses pieds, minuscule, le créateur a été réveillé par le tumulte et il s’agite en pure perte, incapable d’attirer l’attention du géant. Grisé par sa liberté, le géant s’élance dans une large avenue de la cité, son créateur courant tant bien que mal derrière lui pour ne pas se faire distancer, sans plus réussir à attirer son attention. Toujours grisé, le géant court littéralement à travers la ville, dominant tous les bâtiments par sa haute sature, sa tête semblant se trouver à hauteur d’un nuage dans le lointain. Il finit par sortir de la ville et il pénètre dans une forêt aux arbres aussi hauts que lui. Alors que le soleil commence à poindre, il atteint un endroit de la forêt où sa tête dépasse de la canopée et il observe au loin pour choisir sa destination. Une fois décidé sur la direction à prendre, il se met en marche, il sort de la forêt et il arrive dans une nouvelle ville.



Le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre avec ce titre cryptique, ce choix du bois en couverture, qui montre un géant passant la tête par la fenêtre. Quelle concept l’auteur va-t-il mettre en scène après l’histoire de la vie d’un homme en vingt-cinq images, celle d’un autre homme ayant voyagé, l’importance de la lumière du soleil, la vie et la diffusion d’une idée, les multiples facettes d’une journée dans la vie d’une ville ? Dès les premières images, la réponse apparaît : l’histoire narre la vie d’un géant, sculpté par un artiste, né géant, et évoluant aussi bien dans une grande ville que dans la forêt, jusqu’à rencontrer un être suprême et voyager plus loin encore. Pourquoi pas ? Toutefois le dessein de Masereel paraît plus difficile à cerner que dans ses œuvres précédentes. Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir le sens du titre : l’œuvre évoquée n’est autre que le géant qui est littéralement l’œuvre du sculpteur. Cette histoire fonctionne comme les précédentes, c’est-à-dire sur la base d’une image par page sans aucun texte, ni dialogue, ni pensées, ni commentaires de l’éventuel narrateur. De fait, le lecteur n’a pas accès aux pensées du géant, et il ne peut que se perdre en conjecture sur les intentions qui l’animent, sur les raisons qui le poussent à agir comme il le fait. Cela confère au récit un goût de C’est comme ça ! Il n’y a rien à chercher à comprendre, il faut prendre les choses comme elles viennent. Cela aboutit à un enchaînement linéaire d’actions dans un ordre strictement chronologique, le géant étant présent dans chacun des soixante bois, même s’il est à l’état d’ébauche ou de matière brute dans les trois premiers.



S’il a lu les précédents tomes, le lecteur constate que l’allure générale des images semble plus noire, avec des traits plus épais, des rendus plus grossiers, un ratio de noir par rapport au blanc plus élevé dans chaque image. Il se rend compte qu’il s’y reprend même à deux fois en page cinquante, la masse grouillante des citoyens se confondant avec le dos du géant. Pour autant, en lisant l’article Les matrices de l’Œuvre retrouvées, par Martin de Halleux, il apprend que les bois originaux sont à la disposition de l’éditeur : il en déduit donc qu’il regarde des images reprographiées au mieux, et que cette apparence un peu chargée aux traits épais correspond à l’intention de l’artiste, et qu’elle n’est pas imputable à une reproduction de qualité dégradée. Plus que dans les tomes précédents, les éléments dessinés semblent consistants et denses, très solides et présents. Cela vient des zones noires épaisses et des traits de contour gras. Le lecteur voit bien les étais massifs, le bloc de pierre dense et dur. Il contemple le mur de briquettes épais et massif. Les différents immeubles de la ville sont costauds et rigides. Les arbres de la forêt sont vigoureux et puissants. Ces environnements ne semblent pas mis en danger par la présence imposante du géant. Il faut qu’il déchaîne sa colère pour abattre des immeubles, ou même déraciner un arbre. Le lecteur comprend que la stature du géant n’est pas à prendre au premier degré que sa taille réelle fluctue en fonction du moment. Dans la seconde ville, il est plus grand que tous les immeubles, y compris une cathédrale. Dans un passage, il s’adosse à une des célèbres pyramides d’Égypte, et son dos est de la longueur d’un des pans inclinés. Pour autant, sur la couverture, sa tête passe sans difficulté par la simple fenêtre d’un immeuble classique.



Le choix de traits de contour plus épais amène l’artiste à gérer différemment la densité d’informations : moins d’éléments, tout en conservant un bon niveau de détails. Les briquettes et les poutres dans l’immense atelier du sculpteur, les formes générales des immeubles avec de nombreuses silhouettes différentes, l’impression générale des feuillages des arbres, le cimetière au pied de l’église, les wagons du train, les différentes voies dans la gare, les nombreux habitants fuyant devant le géant, etc. Le lecteur remarque également que le dessinateur navigue entre des représentations de type descriptif et réaliste, et des représentations plus conceptuelles comme ces immeubles réduits à des parallélépipèdes rectangles avec des rectangles noirs pour figurer les fenêtres, lorsque le géant laisse sa colère éclater. Dans son introduction, Loustal développe ce principe de penser la lumière avant le trait : Contrairement à un dessinateur qui travaille sur la lumière absolue de la feuille de papier, le graveur part du noir. Il effectue un cheminement mental inverse qui se base sur l’ombre pour y amener la lumière. Ce qui est gravé dans le bois, le creux sous la gouge, sera le blanc sur le papier, exempt d’encre. Masereel ne dessine donc pas seulement à l’envers, puisqu’il imprime ensuite son dessin comme un tampon, mais il crée avec ses outils la lumière du dessin. Il ne trace pas des traits de noir, au contraire, il enlève de la matière pour apporter le blanc du dessin final. L’utilisation et l’équilibre du noir, du blanc et de la lumière sont à l’opposé de ceux du dessinateur classique. Loustal observe également que : Masereel réussit à faire oublier la gravure avec un trait qui reste toujours vif, spontané, sensible, où sa main et son inspiration prennent le pouvoir sur la dureté du bois, alors même qu’avec la xylogravure, le travail physique pour produire chaque trait réduit la liberté du geste qui n’est pas aussi souple et facile qu’avec un crayon, une plume ou un pinceau que l’on promène sur du papier.



Un géant créé par un homme qui se déchaîne dans une ville… Dans son analyse, Samuel Dégardin pointe plusieurs analogies. Pour commencer, il fait remarquer que : Ce géant aux pieds d’argile et aux élans destructeurs qui prend vie et échappe à son créateur n’est pas sans rappeler le Golem, cet être de glaise façonné par le rabbin Loew au XVIe siècle pour protéger la communauté juive de Prague des pogroms. Ensuite, il effectue un rapprochement : Quant à la figure du géant aux prises avec une humanité un rien belliqueuse, on la retrouve dans les romans satiriques de Rabelais (Pantagruel, c. 1532 et Gargantua, c. 1534-1535) et Swift (Les voyages de Gulliver, 1726), mais également un peu tard sur les écrans, une fois l’invention des frères Lumière brevetée. La sortie en 1933 de King Kong, film fantastique réalisé et produit par Merian Caldwell Cooper et Ernest Beaumont Schoedsack, offre ainsi une étonnante proximité avec le roman en images de Masereel. Notamment lorsque l’immensurable gorille échappe à ses geôliers et sème la panique dans les rues de New York pour remettre la main sur la blonde créature qui lui avait fait tourner la tête sur l’île du crâne. Quant à lui, le lecteur peut voir également une nouvelle métaphore sur la création, après celle développée dans Idée : le géant est la création de l’artiste qui l’a sculpté, mais aussi la création de l’auteur. Il se promène dans la ville, dans les bois, comme une œuvre d’art peut voyager, être exposée d’un endroit à un autre, occasionnant des réactions parmi ceux qui viennent la voir, qui l’observent, qui la scrutent, qui l’admirent. Une œuvre d’art dont la puissance d’expression frappe le commun des mortels, bouleverse son existence, voire le traumatise.



Sixième œuvre de Frans Masereel publiée par les éditions Martin de Halleux : toujours une aventure de lecture peu commune, avec une suite d’images, à raison d’une par page. Le lecteur note une forme de durcissement dans la narration visuelle, revenant à des partis pris plus tranchés. L’histoire du géant se déroule de manière linéaire, avec un dernier acte prenant une dimension inattendue, avec une touche d’humour, offrant plusieurs interprétations, celle du Golem, comme celle d’une métaphore. Captivant.
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Mon livre d'heures

Ils ne le dompteront pas.

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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1919. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface de deux pages, écrite par Jacques Tardi, accompagnée par une illustration pleine page de sa main. Il se termine avec une postface rédigée par Samuel Degardin, intitulée Portrait de l’artiste et son double, un article d’une page de Martin de Halleux (De l’encre de Chine au bois gravé), un autre sur les détails (un œil au centre d’un triangle), un dossier photographique de seize pages sur l’auteur, une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du deuxième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur, après 25 images de la passion d'un homme (1918).



Le train arrive en gare et l’homme agite le bras par la fenêtre, alors que s’échappe quelques petits nuages de vapeur. Le train est arrivé en gare, les voyageurs descendent, certains se précipitent dans les bras de membres de leur famille pour des retrouvailles. L’homme descend tranquillement, le dernier à sortir de son wagon. En remontant le quai, il prend le temps de s’arrêter pour examiner une des grandes roues de la locomotive à moitié cachée par un jet de vapeur. À la sortie de la gare, il se retrouve au milieu de la foule, des hommes portant tous un chapeau, alors que lui se trouve nue tête, des hommes marchant rapidement, alors que lui se tient immobile en train d’observer. Il traverse la rue et il se retrouve au milieu de la chaussée, alors que les automobiles passent de chaque côté. À nouveau il se tient immobile en observant. Il continue sa déambulation et il se retrouve dans un autre quartier : plus de femmes, toutes portant un couvre-chef, et quelques hommes eux aussi en chapeau. Il continue encore et se retrouve à l’arrière d’un petit groupe en train d’écouter un homme qui fait un discours en pointant du doigt.



L’homme continue à marcher et il se retrouve à longer une parcelle dans laquelle s’active les ouvriers sur un gros chantier, avec des grues et des échafaudages, un moteur à vapeur actionnant une machine-outil. Un peu plus loin, le calme est revenu : l’homme longe un long mur de clôture aveugle, derrière lequel se trouve des pavillons, et un peu derrière une grande cheminée d’usine. Cette fois-ci, il s’arrête devant des grandes roues mues par un moteur, avec des courroies les reliant entre elles : il semble s’interroger sur leur fonction. Il décide de parcourir la rue suivante en courant, à nouveau un mur aveugle derrière lequel se trouve une grande halle abritant une usine. Il passe maintenant devant les guichets d’une banque et il touche le bras d’un pickpocket en train de subtiliser le portefeuille d’un homme réalisant un paiement au guichet.



S’il a déjà lu 25 images de la passion d’un homme, le lecteur sait à quoi s’attendre, sinon il découvre une œuvre au format original. Le créateur réalise des dessins sur des blocs de bois, par xylographie, et l’ouvrage présente une image par page, sans aucun mot. La lecture s’avère rapide et facile : des dessins assimilables et compréhensibles au premier coup d’œil dans un noir & blanc très contrasté, autant de situations différentes avec un passage du temps fluctuant entre deux cases, soit un bref instant, soit plusieurs jours, semaines ou mois. Les dessins présentent de grosses masses noires, des traits de contours épais, une description simplifiée avec un bon niveau de détails. Le personnage principal est un homme qui n’est jamais nommé et qui est présent dans chacune des images. Cet homme est aisément repérable dans chaque case, soit parce qu’il est tout seul ou seulement avec une autre personne, mais également du fait de sa grande taille, de sa silhouette élancée, ou par de l’absence de port de chapeau, à de rares occasions par la continuité de son activité d’une page à l’autre. Comparé à 25 images de la passion d’un homme, il s’agit à la fois d’une fresque de plus grande ampleur emmenant le personnage dans d’autres pays, à la fois un peu plus réduite puisque le récit commence avec l’arrivée de l’homme dans la grande ville, et pas à partir de sa conception et de sa naissance.



La narration présente une forme très particulière : un dessin par page, aucun mot, du noir & blanc. La suite d’images forme bien une histoire, avec une intrigue (cette phase de la vie du personnage principal), une chronologie linéaire, et des liens de cause à effet ou de succession temporelle évidents. La qualité de la reprographie impressionne par sa netteté. Les aplats de noirs et les traits de contour forment des masses épaisses, aux bords parfois irréguliers, parfois bien nets et droits quand il s’agit de structures métalliques. Dans son introduction, Jacques Tardi met en avant les caractéristiques suivantes : Masereel met en scène, en utilisant toutes les ressources et les codes visuels nécessaires à l’évocation expressionniste de la ville bruyante, des quartiers ouvriers, des intérieurs divers, de la foule de la rue, et aussi les tourments intimes du personnage qu’il incarne. Il court, se moque, s’épuise, rit et pleure. Désespoir et colère s’expriment tour à tour. Partir à la campagne, faire du patin à glace, aller au théâtre, acheter un chou-fleur sur le marché et le faire cuire dans cuisine, boire, jouer de l’accordéon, danser, grimper au sommet du mât de cocagne, labourer un champ, participer à une réunion syndicale, s’informer s’instruire de la réalité sociale, des luttes ouvrières, ne pas être dupe, partager avec ses semblables… désillusion amoureuse, une autre femme, et la mort au bout de cette nouvelle aventure. Oublier, voyager, rentrer, boire, refuser de porter les armes, refuser la médaille, montrer son cul à un ecclésiastique et mourir au milieu des tournesols, le cœur brisé, la tête dans les étoiles !



Le lecteur n’apprendra rien du passé du personnage qu’il est tenté de prénommer Frans, supposant qu’il exprime la vision du monde que l’auteur peut avoir. Il arrive en ville et se montre curieux de chaque situation qu’il peut observer, rue par rue, quartier par quartier. Il participe à la vie sociale, aussi bien par le travail que par les moments de détente, de divertissement, d’activités en commun. Il finit par éprouver le besoin de prendre du recul, littéralement de prendre le large pour aller voir du pays, d’autres pays, de la page 110 à la page 135. Puis il revient dans cette mégapole qui n’est pas nommée. Il raconte à d’autres habitants les merveilles qu’il a vues, les amitiés qu’il a nouées. Le lecteur retrouve tous les éléments disparates énumérés par Tardi dans son introduction, dans le déroulement linéaire de la vie de Frans. De fait, l’artiste épate le lecteur encore et encore par l’expressivité de ses illustrations, par sa capacité à choisir des moments édifiants et parlants, par son art de faire partager la palette des émotions et des états d’esprit de Frans. Son assurance et sa confiance en tant qu’étranger curieux de tout dans une étrange ville. En tant qu’être humain faisant la démarche de se cultiver : lire le journal, se rendre dans les musées pour admirer les œuvres d’art, se plonger dans des livres. Aider son prochain, soit un homme qui pousse une charrette chargée, soit jouer innocemment avec des enfants. Participer à une fête. Éprouver l’amour. Etc. Son empathie lui fait ressentir la souffrance de la condition ouvrière et il n’hésite pas à lutter avec eux contre un système les exploitant, dans des pages rappelant un passage similaire de 25 images de la passion d’un homme. Le lecteur ne s’attendait pas à ce que de simples images puissent rendre compte avec une telle sensibilité du ressenti intérieur d’un être humain, ou de situations sociales complexes avec une telle clarté. L’intention de l’auteur semble avoir traversé intacte les décennies séparant sa création du lecteur.



La forme de la narration visuelle produit d’étranges effets sur le mode de lecture. D’un côté, il s’agit bien évidemment d’une suite d’images, chacune isolée sur une page. Du coup, le lecteur les considère une à une, chacune prise pour elle-même. Il accorde plus d’attention que d’habitude à chaque dessin, que s’il s’agissait d’une bande dessinée classique. Dans la première, il s’amuse du mode de représentation de la vapeur du train : des gros arcs de cercle, délimitant une surface bien blanche, plus importante que les autres surfaces laissées en blanc dans cette image. Il se dit également que le bras de Frans est un peu plus long qu’il ne le devrait, accentuant légèrement une forme de naïveté, le rendant touchant et drôle. En page quarante-neuf, il voit Frans (toujours avec des bras longs) aider une femme avec des béquilles, à traverser une rue pavée. Le rendu de ceux-ci se situe entre une description soignée rendant compte de l’irrégularité du pavage, mais aussi d’abstraction avec leur forme rectangulaire un peu trop géométrique. La silhouette de l’homme et celle de la femme évoquent la gravure sur bois, c’est-à-dire la technique utilisée par l’artiste. Les deux silhouettes en arrière-plan relèvent plus des ombres chinoises, une autre technique de représentation. L’arrière de la cariole s’apparente à un grand rectangle noir, alors que chacun des treize rayons de la roue est silhouetté par une bande laissée blanche, se détachant ainsi clairement. En page cent-treize, Frans, debout sur un rocher, contemple un coucher de soleil : les traits noirs tirent vers une représentation conceptuelle des reflets sur l’océan, des rayons du soleil, Frans n’étant qu’une vague ombre chinoise. Page cent-quarante-six, Frans conduit une automobile à tombeau ouvert dans une représentation naïve. La dernière séquence dans la forêt évoque l’art naïf. Alors que les images en noir & blanc peuvent sembler austères et faire craindre une forme de monotonie, il suffit que le lecteur s’y attarde un instant pour se rendre compte de leur diversité, de leur richesse, de leur conception soignée et réfléchie.



Qu’il ait déjà lu un autre ouvrage de Frans Masereel ou non, le lecteur n’a pas idée de la richesse du récit dans lequel il plonge. La narration visuelle s’avère sophistiquée sur le plan graphique, très empathique, et capable de rendre compte de situations complexes et délicates en une unique image, toujours aussi parlante après toutes ces décennies passées. Le parcours de vie du personnage révèle son humanité et son humanise, son refus des compromissions de ses idéaux, sa soif de fraternité et d’entraide. Poignant.
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Posada. Confession d'un squelette

Alors que Laeticia Bianchi a récemment publié un monumental Posada, génie de la gravure, aux éditions de L'association, Samuel Dégardin a proposé presque en même temps Posada - Confession d'un squelette. Ce livre-ci est une sorte de biographie/autobiographie de celui qui est considéré comme l'un des plus grands graveurs (mexicains) mais dont la vie est relativement méconnue.



Publié aux éditions Les Éditions Martin de Halleux qui ont déjà publié les romans graphiques de Frans Masereel, Posada - Confession d'un squelette relate quelques événements de la vie du graveur mexicain et reproduit quelques-unes de ses plus fameuses cavaleras - ce qui ne constitue qu'une petite partie de l'oeuvre de Posada.



Proposé par un spécialiste de Frans Masereel - parfois considéré comme inventeur du roman graphique -, Posada - Confession d'un squelette constitue une bonne introduction aux gravures et à la vie de celui qui fût considéré comme un égal de Goya puis oublié pour enfin être redécouvert - devant Posada, nous sommes tous comme Monsieur Jourdain devant la prose : nous connaissons tous ces gravures sans le savoir.
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Mon livre d'heures

En plus de la joie qu'ils vous apportent, certains livres ont le pouvoir de vous émouvoir. Il en fût ainsi pour moi avec ce "livre d'heures" de Frans Masereel, composé de 165 gravures nous contant la vie de l'alter ego de l'auteur. Un ouvrage d'abord paru en 1919, dont j'ai entendu parler il y a un peu plus de 10 ans, et superbement réédité en 2020 par les éditions Martin de Halleux sous reliure toilée et beau papier bien épais.



165 gravures donc, ici introduites dans une préface signée Tardi dont le seul défaut serait sa brièveté. 165 bois pour raconter la vie d'un homme, sa liberté, ses aventures et mésaventures, ses engagements politiques et amoureux, boire et déboires. Mélange de précision et de simplicité, les traits de ces gravures ont une force d'évocation rare, et m'a rappelé certaines affiches de propagande (tous bords politiques confondus).



Mais c'est sûrement dans cette idée de narration par l'image et uniquement par l'image que Masereel est profondément novateur, puisqu'il invente tout simplement le roman graphique au début du XXe siècle. Un récit muet mais qui ne manque pas de crier, pleurer, rire, hurler et faire ressentir pas mal d'émotions. Difficile d'en dire plus ici, je ne peux que vous conseiller de le lire et de le garder comme le témoignage historique et esthétique précieux qu'il est, bien au chaud dans votre bibliothèque.



Pour terminer, ces quelques mots de Tardi repris en 4e de couverture qui pour moi résument parfaitement le superbe objet : « L'histoire assourdissante, frémissante, émouvante et lumineuse de la vie. »
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Mon livre d'heures

Livre reçu dans le cadre de l'opération Masse Critique.



C'est d'abord une foule : des hommes, des femmes, des voitures. Un personnage, seul, pénètre dans la ville moderne : son train à vapeur, ses chantiers, ses rues pleines, ses usines. Il déambule, lit le journal dans la rue, traîne dans les cabarets et les expositions de peinture. II est seul mais point isolé : le voilà dans la chambre d'une femme, ou là en compagnie d'enfants avec lesquels il joue. Du haut de sa grande silhouette longiligne, le personnage parcourt un monde bien défini : urbain, industrieux, où le loisir existe malgré tout (le théâtre, le patin à glace, les combats de boxe ...). Il nous semble être un homme simple, qui aime les choses comme lui : les balades en forêts, les danses festives, les jeux et concours de foire.



Dans la première partie, le personnage mène la vie moderne d'un Européen. Tantôt observateur à distance de la société, tantôt vrai acteur de celle-ci, c'est pourtant un drame personnel qui le touche : la perte d'un amour, malgré les bons soins et les prières. Il quitte la ville, voyage, se confronte à la nature, finit par embarquer sur un navire en partance vers l'Afrique. C'est tout le décor qui change : point d'usines fumantes, plus de masses industrieuses et revendicatives. De retour dans la ville, il est plus entreprenant auprès de la gent féminine et moins soucieux des réactions d'autrui. Il devient même inconvenant, dérangeant pour sa société d'origine : invitant les pauvres aux tables des banquets, refusant la guerre, riant de la religion. Paradoxalement, on le trouve plus humain, plus impliqué dans la vie de la communauté car, s'il en refuse les codes et les tabous, il éprouve un intérêt vrai pour ses congénères. Il demeure pourtant seul, face à la nature et face à ses rêves, face à ses démons aussi. Homme il est, seul mais libre : en peignant un autre soi-même, Frans Masereel trace aussi les contours d'une certaine condition humaine.



Comme l'écrit Jacques Tardi dans la préface, Mon livre d'heures est certes muet mais pas sans bruit. Résonnent, au fil des pages, le souffle du train et le claquement des coups que se portent les boxeurs, les sonorités de l'accordéon et les respirations haletantes des amants. Viendront d'autres sons, et des odeurs aussi : celle du chou qui cuit, celle des chevaux laborieux, celle de la terre fraîche que l'on travaille. Le livre que l'on tient est aussi le fruit d'un labeur qu'on n'imagine pas. Masereel a dessiné puis gravé ses planches de manière à ce que, en tous points, Mon livre d'heures est aussi un vrai livre artisanal. Gageons que les éditions Martin de Halleux, par leur honnêteté et leur travail, lui font honneur.



Sans doute faut-il, pour comprendre l'importance d'une telle œuvre, la contextualiser quelque peu. D'abord, en tant qu'œuvre graphique, Mon livre d'heures, comme les autres œuvres de Frans Masereel, est ce que l'on appellerait aujourd'hui un roman graphique. Un roman graphique, muet certes, comme il en existe aujourd'hui, et de très bons : on pense à Pinocchio de Winschluss, à Babylone de Zezelj. Masereel, ici, pourrait être vu comme une référence à ces œuvres, une sorte d'aïeul littéraire. La forme est intéressante, aussi : se succèdent 167 dessins en 167 planches, narratifs en eux-mêmes, liés entre eux par le personnage qu'ils mettent en scène ; avec ce titre, Mon livre d'heures, Frans Masereel renvoie clairement à la tradition littéraire chrétienne de ces livres de prière illustrés et se place lui-même, en tant qu'auteur, dans la dynamique d'une histoire littéraire et picturale. Masereel, pourrait-on dire, est le chaînon entre les illustrations liturgiques du Moyen Âge et les romans graphiques de notre période contemporaine. Ses planches sont parlantes pour elles-mêmes, on l'a dit, mais certaines font sens aussi en se succédant les unes aux autres (l'histoire de la jeune fille qu'il recueille et qu'il accompagnera jusqu'à la mort). De ce point de vue, Mon livre d'heures est et n'est pas de la bande-dessinée. Libre est le lecteur qui fait de cet ouvrage ce qu'il veut.



Mais, à la différence des scribes médiévaux, Masereel s'affirme comme auteur. On pourrait même dire qu'il se met en scène, et cela dès la couverture. En s'appropriant le livre - par l'utilisation du pronom possessif mon -, Frans Masereel annonce au lecteur que le personnage dessiné tient sans doute de lui-même. La citation de Whitman ne fait que le confirmer : ce que Masereel nous contera, ici, il le puisera en lui-même. Sa matière, c'est dans sa vie qu'il la trouve, et aussi dans le monde qui l'entoure. La ville que dessine Masereel rappelle celle que décrit Verhaeren dans Les campagnes hallucinées et La ville tentaculaire : endroits immenses où règnent les usines du nouveau monde industriel. Mais là où Verhaeren donnait à sa ville des accents collectifs et inquiétants, Masereel la regarde du point de vue de l'homme, et les drames qui s'y vivent sont ceux que réserve la vie ordinaire. A nous, lecteurs du vingt-et-unième siècle, Masereel laisse une œuvre hybride, une source de découverte au sens premier du terme : lire - ou regarder - Mon livre d'heures, c'est aussi inventer sa propre histoire.

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Mon livre d'heures

Pas un mot, il est vrai, dans ces 167 gravures, mais une force indubitable de communication qui, cent ans après la première publication de Mon livre d'heures, n'a rien perdu de sa lisibilité, de sa force et de son humanité.


Lien : https://www.actualitte.com/a..
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Frans Masereel : Voyages au pays des soviets

Les éditions belges Snoeck viennent de faire paraître un superbe ouvrage sur l’artiste Frans Masereel. Né en 1889 à Blankenberghe, en Belgique flamande, il découvre la gravure à l’eau-forte avant d’être initié à la gravure sur bois après son arrivée à Paris en 1911. Durant la Première Guerre mondiale, son engagement pacifiste le conduit en Suisse auprès du Comité international de la Croix-Rouge, tout en le rapprochant du mouvement ouvrier. Ainsi, la grève des métallurgistes dans la Loire en 1917-1918 et Clovis Andrieu, sa figure principale, lui inspirent La Passion d’un homme. Dans ce chemin de croix laïque en 25 gravures, où le blanc s’arrache au noir, on peut suivre la vie d’un ouvrier, sa contestation de l’injustice et de la guerre, de sa naissance à sa mort. Magistral !

On peut également mentionner que Frans Masereel œuvra comme professeur de dessin en 1937 au Cercle de Peinture organisé pour une cinquantaine de syndiqués par l’Union des Syndicats CGT de la région parisienne et qu’il était présent la même année au vernissage de l’exposition de peinture organisée à la Maison des Métallurgistes, au 94 rue d’Angoulême. Frans Masereel a pu, comme d’autres artistes présents, « venir discuter fraternellement avec l’ouvrier métallurgiste, le chaudronnier de chez Renault, le grutier, le manœuvre et lui expliquer fraternellement ce qu’il y a de bien et de mal dans ses toiles. »

Son engagement incite les autorités soviétiques à inviter Frans Masereel, « histoire de voir si à l’Est il y a bien du nouveau » en 1935 et 1936. C’est ce que propose de découvrir Samuel Dégardin et Tatiana dans cet ouvrage intitulé Frans Masereel. Voyages au pays des soviets, en s’appuyant sur de nombreuses archives et de documents iconographiques inédits, tirés de collections privées comme des archives publiques russes. Richement illustré et solidement documenté, cet ouvrage permet de découvrir les enjeux politiques de ces visites organisées par l’Union soviétique, les expositions et commandes effectuées par Frans Masereel, ses impressions, ainsi que de nombreuses œuvres réalisées lors de ces deux voyages en Union soviétique.

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